Le contenu de la lettre de 4 pages :
Dossier suivi par : Bruno Veluet, Vice-Président / Nicolas Guillaume, Secrétaire
Objet : Transition vers IPv6 et préservation de l’équilibre concurrentiel
Paris, le 4 juin 2019,
Madame la Ministre,
Fondée en mars 2017, l'AOTA est l'Association des Opérateurs Télécoms Alternatifs français. Elle réunit aujourd’hui près de 50 opérateurs d'envergure régionale déclarés auprès de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) et membres du RIPE, partout en France incluant les DROM-COM. Ils génèrent plus de 220 millions d’euros de chiffre d’affaires agrégé pour plus de 1500 emplois directs.
Grâce à la diversité de leurs services, leur taille humaine, leur parfaite connaissance des technologies Internet, leur approche de proximité et leur offre ciblée, les opérateurs télécoms alternatifs sont des acteurs commerciaux de droit privé essentiels à l’essor numérique et économique des territoires. Ils sont au cœur du marché français des télécommunications depuis l’ouverture de la concurrence, aux côtés des opérateurs commerciaux d'envergure nationale (OCEN).
Si nous vous écrivons aujourd’hui, c’est pour vous alerter sur les problématiques concurrentielles que suscite le mouvement de transition vers le protocole IPv6 du fait de la pénurie à venir d’adresses IPv4. Une pénurie structurellement inévitable mais dont les conséquences sont aggravées par le comportement inefficace de certains acteurs qui disposent d’un très grand stock d’adresses IPv4 non utilisées ou excédant largement leurs besoins réels.
Les projections en matière de disponibilités à l’attribution d’adresses IPv4 pour l’Europe laissent entrevoir un épuisement du stock dans le courant de l’année 2020, autant dire demain. Il est indispensable d’agir dès maintenant pour permettre à toutes les innovations de se développer et ne pas freiner la concurrence sur le marché des télécoms entre ceux qui auront des ressources IPv4 suffisantes et les nouveaux entrants.
Pour leur part, les opérateurs membres de l’AOTA accompagnent au quotidien l’action des pouvoirs publics, aiguillonnés par l’ARCEP qui pivote, pour inciter leurs clients professionnels, entreprises comme hébergeurs de services et applications Internet, à migrer vers ce nouveau protocole.
Mais afin de garantir une continuité de service à leurs clients durant cette période de transition entre ces deux protocoles, les opérateurs devront continuer à accéder à des adresses IPv4.
Or à compter de la pénurie définitive d’ici le milieu de l’année prochaine, un nouvel entrant subira de fait une distorsion de concurrence majeure quant à l’accès aux adresses IPv4. Pour garantir une continuité de service à ses clients qui auront toujours besoin d’IPv4 pour servir les clients finals encore en IPv4, il sera contraint d’acquérir ces ressources à vil prix, là où d’autres opérateurs historique ou de grande taille, des hébergeurs et des entités publiques (ex : réseau public reliant les universités et centres de recherche) disposant de ressources héritées d’un temps où les ressources semblaient inépuisables, disposeront encore de leur stock excédentaire leur garantissant, pour certain, de confortables revenus sur le marché secondaire.
Les conséquences probables concernent à la fois les nouveaux acteurs naissant après la date fatidique mais également les acteurs de petite et moyenne taille qui se verront limités dans leur croissance par la pénurie. On pourra rétorquer que le marché secondaire permettra de compenser cette pénurie. Or ce recours au marché secondaire reste une solution précaire et injuste. Précaire car elle ne pourra avoir lieu que durant quelques mois à peine. Injuste parce qu’à l’issue de ce délai seuls les acteurs historiques, riches d’excédents en adresses IPv4, pourront remporter des marchés en exploitant des ressources essentielles pour le bon fonctionnement d’un bien commun et qui, contrairement aux fréquences et numéros de téléphones qui font partie du domaine public, échappent à toute régulation.
Dès lors nous risquons de perdre le bénéfice de 20 années de régulation reposant sur une non-discrimination qui a permis l’èmergence d’un écosystème particulièrement vertueux et innovant sur le numérique.
Certes, le plan d’adressage IP, contrairement aux fréquences, numéros de téléphone ou noms de domaines qui restent territorialement dans le périmètre des régulations nationales, échappe pour des raisons historiques à la compétence des pouvoirs publics. La gestion du plan d’adressage IP est en effet du ressort exclusif de l’IANA, entité de l’ICANN, organisation de droit américain contractuellement liée avec le Gouvernement fédéral des Etats-Unis. Dans ces conditions, ces derniers ainsi que l’ARCEP ne disposent que d’une très faible latitude pour pouvoir orienter la gouvernance de l’attribution et gestion d’une ressource aussi essentielle pour le bon fonctionnement d’Internet. En Europe, la gestion a été déléguée par l’ICANN/IANA au RIPE NCC, organisation de droit néerlandais.
A ce jour, seul le RIPE dispose du pouvoir de gérer mieux la distribution des ressources rares et d’arbitrer les conflits éventuels résultant de la thésaurisation. Mais dans la mesure où le RIPE est une organisation de droit néerlandais, intervenant dans le domaine des communications électroniques pour la gestion d’une ressource essentielle au bon fonctionnement d’Internet, donc de droit européen et relevant des dispositions communautaires relatives à l’interconnexion des réseaux et à l’attribution de ressources rares, des pistes d’actions pertinentes nous semblent possibles sous forme de lignes directrices définies en conseil des ministres de l’Union et précisées par le BEREC :
- Toute interconnexion entrant dans le cadre de la régulation entre acteurs, qu’ils soient opérateurs d’accès, opérateurs de transit, hébergeurs ou bien fournisseurs de services, doit pouvoir être réalisée en IPv4 et/ou en IPv6 si une des parties contractantes le souhaite, aussi bien pour l’interconnexion de données que voix dans un contexte d’extinction du service historique RTC. L’idée sous-jacente est d’inspirer une démarche vertueuse en fédérant tous les acteurs locaux afin de mobiliser les équipementiers et opérateurs nationaux et internationaux sur cette thématique. Plus tôt sera posée cette obligation, plus tôt les avancées techniques et les nécessaires économies d’échelle seront réalisées.
- Tout équipement terminal (CPE) d’accès à Internet placé chez un client devra (dans les mêmes conditions d’application que l’outil de test de débit que l’ARCEP souhaite imposer sur les box des FAIs grand public) disposer nativement de l’IPv6 en option non désactivable. Cette approche devra permettre de contraindre un grand nombre à investir sur les derniers problèmes techniques d’industrialisation du déploiement de l’IPv6.
- Engager une réflexion au niveau international pour faire converger le modèle de gestion de l’adressage IP sur celui en vigueur pour les noms de domaines, où l’attribution et la gestion peuvent être effectuées par des entités de droit privé (AFNIC en France, désignée par arrêté et soumise au respect d’un cahier des charges s’imposant à tout titulaire d’un nom de domaine) mais sous l’égide des pouvoirs publics qui disposent d’un droit de regard pour garantir le bon respect par l’ensemble des acteurs des grands principes portés par la réglementation de l’Union.
Au niveau national, le Ministre peut saisir l’Autorité de la Concurrence sur le fondement de l’article L.462-5 du code du commerce. L’article L.420-1 du Code du Commerce prohibe en effet les ententes, mêmes tacites, tendant à limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises, limiter le progrès technique ou répartir les sources d’approvisionnement. Il n’est pas exclu que la situation de pénurie entretenue par certains acteurs, privés comme publics, thésaurisant une ressource rare essentielle au bon fonctionnement du marché et à la stimulation de l’innovation puisse être constitutive de telles pratiques prohibées.
Les dispositions de l’article L.36-6 du code des postes et communications électroniques autorisent quant à elles l’ARCEP à préciser les droits et obligations des différentes catégories de réseaux (mise à disposition d’un équipement terminal IPv6, gestion efficace de la ressource IPv4), ainsi que les prescriptions techniques et financières pour l’interconnexion des réseaux (interconnexion en IPv6, tarification reflétant l’efficacité économique...).
En application de l’article L.36-10 du même code, le Président de l’ARCEP peut saisir l’Autorité de la Concurrence des abus de position dominante et des pratiques entravant le libre exercice de la concurrence qui pourraient résulter des actions de thésaurisation de ressources rares de la part d’acteur privés comme publics.
L’inaction sur ce sujet crucial ne pourra qu’aggraver les graves distorsions de concurrence résultant de l’attentisme des acteurs puissants du marché qui auront tout intérêt à ralentir la transition vers IPv6 pour préserver un parc de plus en plus captif au détriment de l’innovation portée par des acteurs plus agiles mais bridés dans leur développement par la pénurie entretenue en matière d’adresses IPv4.
Nous restons naturellement à la disposition de vos services pour approfondir la réflexion sur ce sujet essentiel pour la compétitivité de notre écosystème numérique et l’attractivité de nos territoires.
Dans cette attente, nous vous prions de recevoir, Madame la Ministre, nos respectueuses salutations.
David Marciano
Président
Copies :
- M. Cédric O, Secrétaire d'État auprès du ministre de l'Économie et des Finances et du ministre de l'Action et des Comptes publics, chargé du Numérique
- Autorité de Régulation des Communications Electroniques et des Postes
- Autorité de la Concurrence
- CSNP
- ECTA
- Syntec
- EBEN