Et l’innovation dans tout ça ?
C’est justement l’innovation qui appelle à une action sur les terminaux. L’objectif n’est autre que de préserver l’élan apporté par internet, au fur et à mesure que nos terminaux évoluent.
En tant qu’utilisateur comme autorité publique, nous ne pouvons que nous réjouir de la vague d’innovation qu’ont apportée avec elles les entreprises développant les smartphones, OS et magasins d’applications. Rarement nous avons vu autant d’applications différentes, d’idées et initiatives éclore en si peu de temps.
Nécessairement, la question se pose de la préservation de la capacité à innover des grandes entreprises qui ont conquis le marché des smartphones. Cette capacité à innover tient pour une large part à la possibilité pour ces entreprises de monétiser leurs innovations. Si Google par exemple ne peut pas monétiser ses innovations correctement, il arrêtera d’innover. Or Google porte peut-être autant d’innovations que d’autres entreprises.
L’enjeu est de préserver la capacité d’innovation de chacun, qu’ils soient parmi les plus grands ou les plus petits, en place ou nouvel entrant. Et nous croyons que cet équilibre vertueux a besoin d’un gardien vigilant. L’enjeu est structurel s’agissant des terminaux, car les innovations les concernant vont aller dans le sens d’un plus grand confort pour les utilisateurs, se traduisant par un contrôle croissant d’internet par les acteurs des terminaux, comme expliqué plus haut. Parce que l’architecture d’internet laisse l’intelligence foisonner aux extrémités, elle charrie avec elle le risque que cette intelligence soit captée ou biaisée par les équipements qui assurent la connexion des individus et des entreprises à ces extrémités, au profit des acteurs qui les contrôlent. C’est pourquoi l’Arcep parle de « chaînon manquant de l’internet ouvert » : la neutralité du net s’appliquant seulement aux réseaux et non aux terminaux est un concept incomplet, dont la portée risque de décliner avec la sophistication des terminaux, notamment avec l’avènement des assistants vocaux et des enceintes connectées.
Veiller à ce que l’innovation des uns ne se fasse pas au détriment de celles des autres : voilà l’enjeu cardinal.
La concurrence est le mécanisme central qui devrait permettre à cet équilibre de se trouver de manière dynamique. C’est pourquoi l’Arcep insiste dans ses propositions sur les mesures tendant à renforcer la fluidité sur le marché des terminaux. Pour autant, il faut se rendre à l’évidence : les effets de réseaux sont très forts, notamment les effets croisés des magasins d’application, et les barrières à l’entrée sont très élevées, notamment dans l’innovation technologique comme l’illustrent les batailles de brevets. Et ces obstacles au bon fonctionnement du marché vont aller croissants avec l’intelligence artificielle eu égard au rôle que jouent les données pour l’efficacité des algorithmes. Sur les marchés des terminaux, nous ne pourrons assister qu’à des effets de domination massifs sans rééquilibrage apporté par la régulation ex ante.
Étant par ailleurs rappelé que l’Arcep ne propose pas l’instauration d’un principe de neutralité absolue des terminaux. Lorsqu’elle constate qu’il existe certaines limitations mises en place par les concepteurs d’OS par exemple, l’Arcep est bien consciente que certaines sont légitimes et peuvent se justifier par des raisons d’ergonomie, de sécurité ou du fait de l’absence de standard pour certaines innovations. En revanche, comme évoqué plus haut, d’autres restreignent l’accès à internet et à sa richesse sans contrepartie pour l’internaute, et ce sont ces limites qui sont visées par l’Arcep.
C’est là que les régulateurs ont un rôle à jouer, pour définir le juste équilibre, à même d’assurer la libre diffusion des inventions dans la société et donc contribuer au cycle de l’innovation. Le principe d’un accès libre et ouvert à internet peut être vu comme de ces principes qui garantissent la diffusion d’inventions dans la société et partant assurent l’innovation.
N’est-il pas trop tard pour réguler les smartphones et trop tôt pour réguler les assistants vocaux ?
La réflexion de l’Arcep n’est pas focalisée sur un terminal en particulier. Ce qui est dit est qu’il faut commencer par poser des principes généraux ensuite procéder à leur application au fil de l’eau, avec une éventuelle différenciation par type de terminal si les problèmes posés et leur degré de maturité sont différents.
Ce qui compte, c’est bien d’afficher une ligne claire qui offre prévisibilité et sécurité aux acteurs économiques, quels qu’ils soient. Et si pour les assistants vocaux, cette ligne et ces principes conduisent à qu’ils s’organisent naturellement autour d’un cadre de « liberté de choix by design », ce sera tant mieux.
Par ailleurs, le caractère ciselé et flexible des propositions de l’Arcep ainsi que le risque élevé d’un marché oligopolistique des assistants vocaux, nous laissent penser que l’on n’interviendra jamais trop tôt ; que créer cet espace de dialogue que seul offre la régulation ex ante est sans doute même urgent. A l’inverse, il n’est jamais trop tard pour agir en faveur de la défense du libre arbitre des utilisateurs. Surtout si l’on pense que les smartphones ont encore un très grand avenir devant eux en complèment des assistants vocaux. Et d’autant plus lorsque l’on observe que c’est toute l’économie qui va s’organiser autour de nos points d’accès aux contenus en ligne.
En février, j’écrivais que « lorsque nous choisissons notre téléphone, nous subissons son système d’exploitation (iOS, Android ou hier Windows). Et à partir de là, nous nous engageons sur un chemin potentiellement fléché, que l’on choisisse un restaurant, une marque de lessive ou un film au cinéma. » Je décrivais une réalité teintée notamment par l’arrivée sur le marché d’une enceinte connectée n’accueillant qu’un service de musique. Et quelque part, cette réalité d’alors (d’il y a quelques mois seulement) était en deçà de celle que nous connaissons aujourd’hui, moins de six mois après.
On ne pouvait pas forcèment imaginer que si vite des distributeurs de l’agroalimentaire et des grands médias allaient s’allier avec les fabricants des assistants vocaux. Ce que l’on écrivait était quelque part bien en-deçà des partenariats déjà en préparation. Et nul ne sait, hormis les acteurs du secteur eux-mêmes, ce qui est en cours d’élaboration. C’est une asymétrie d’information à laquelle nous sommes naturellement confrontés en tant que régulateur et que nous avons appris à réduire lorsque nous disposons d’outils adaptés.