L’héritier du BTP contre le romanichel du Net… La légendaire inimitié opposant Martin Bouygues et Xavier Niel, opérateurs respectivement du troisième et du quatrième réseau de téléphonie mobile, est en passe d’atteindre un nouveau sommet. Cette fois, la querelle ne porte pas sur un mariage avorté dans les télécoms mais sur l’issue — d’ici à la rentrée — d’une procédure judiciaire qui traîne depuis quatre ans.
Tension sur la ligne
Bouygues Télécom a assigné Free devant le tribunal de commerce de Paris, en novembre 2014, pour « concurrence déloyale du fait de pratiques illicites et trompeuses ». Le premier accusait le second d’avoir trompé ses abonnés en pratiquant sur son réseau 3G un « bridage » massif de ses débits entre 2012 et 2015, et de continuer aujourd’hui de manière plus ciblée. Autrement dit, Free aurait volontairement limité l’accès à la navigation sur le Web et au téléchargement de fichiers multimédias dans la journée. Résultat : l’abonné au forfait mobile Free illimité avait beau tapoter sur son smartphone, pour regarder des vidéos sur YouTube, ou écouter de la musique, la mise en route était impossible.
Pour comprendre cette « panne » organisée, il faut revenir sur l’accord liant Free à Orange. En décembre 2009, le gouvernement de François Fillon accorde une quatrième licence mobile à Xavier Niel. Sauf que Free ne dispose pas d’un réseau complet. Soucieux de couvrir le territoire national, le trublion signe, en mars 2011, un accord d’itinérance avec Orange. Ainsi, dans les zones non couvertes par le réseau propre de Free, l’abonné bascule automatiquement sur le réseau Orange. Bien sûr, la location a un coût ! Plus les abonnés sont gourmands en données, plus Niel casque…
En janvier 2013, un an après le lancement de Free Mobile, l’association UFC-Que choisir porte plainte au nom de clients mécontents. A la demande du ministre de l’Economie, les agents de la Répression des fraudes,la DGCCRF, perquisitionnent les locaux de Free, qui conteste les saisies. Un arrêt de la Cour de cassation vient de donner raison à l’administration. Entre-temps, Niel aura tout de même gagné cinq ans de tranquillité…
L’action pénale intentée par UFC-Que choisir s’est éteinte le 18 janvier 2017 : l’association a conclu un accord à l’amiable avec l’opérateur, en échange d’un dédommagement pour les clients lésée. Bouygues Télécom, en revanche, maintient la pression judiciaire. Le réseau de Martin Bouygues estime avoir pâti de l’arrivée de Free, qui lui a volé une partie de son fonds de commerce pour vendre des forfaits à la qualité défaillante.
Tout compris ?
Si Free a toujours nié le bidouillage des débits, Rani Assaf, le directeur technique œuvrant dans l’ombre de Xavier Niel, a lâché le morceau en montrant à un invité « sa dernière trouvaille : une application qui permet de régler le débit de connexion des abonnés Free partout en France (…). Un truc pour gérer un réseau entier à partir de son téléphone ! » (« Vanity Fair », février 2015). Tiens, tiens…
Le tribunal de commerce, pour se forger une idée, va devoir se pencher sur des centaines de mesures, toutes plus arides les unes que, les autres. « Bouygues Telecom a contesté au moins neuf fois l’existence même de l’offre mobile Free, sans succès, réplique la porte-parole d’lliad, la maison mère de Free. Cette nouvelle tentative a le même but : faire disparaître Free Mobile en formulant une demande financière éliminatoire et retrouver ainsi le confort douillet de l’oligopole. »
Iliad a anticipé le risque juridique. Le document de référence 2016 indique que le montant du préjudice réclamé par Bouygues s’élève à 570 millions d’euros.
Et cette revendication n’a rien de bridé…
Dans le Canard enchaîné du 11 juillet 2018.