Auteur Sujet: "Il ne faut pas nationaliser les FAI" par Benjamin Bayart  (Lu 4658 fois)

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"Il ne faut pas nationaliser les FAI" par Benjamin Bayart
« le: 10 juillet 2011 à 13:13:10 »
Il ne faut pas nationaliser les FAI !
Par Benjamin Bayart, président du FAI associatif FDN

C'est la lecture d'une interview de Julien Bernard, membre de la commission numérique du Parti de Gauche, racontant à grands traits les réflexions du PG sur le numérique en général et sur Internet en particulier, qui est à l'origine de ce billet.

À l'une des questions (quelle différence avec le PS sur le sujet), Julien Bernard répond: "Nous considérons qu'Internet n'est pas une télévision améliorée mais peut devenir un instrument citoyen, à condition de s'en donner les moyens. Nous proposons donc de nationaliser la bande passante, c'est-à-dire de créer un service public chargé de déployer un Internet de qualité et neutre partout en France."

Prise au pied de la lettre, cette réponse est à deux doigts d'être une monstrueuse ânerie. Comme l'argument est trop long pour un commentaire, autant en faire un billet.

Nationaliser? Mais quoi?

Le premier point, pour essayer de comprendre ce que raconte J. Bernard est de comprendre ce qu'il veut nationaliser, ou plus probablement rendre public.

Il parle de "nationaliser la bande passante", ce qui ne veut pas dire grand chose (les paquets IP ne vont pas devenir propriété d'État, tout de même). Alors puisqu'il faut sous-titrer pour que ça ait un sens. Soit on parle de "nationaliser les infrastructures physiques passives", et c'est en fait strictement l'application du préambule de la constitution. Soit on parle de "nationaliser les FAIs capitalistes", et c'est une idée monstrueuse.

Par ailleurs, il envisage, par ce moyen, de créer un accès Internet neutre partout en France. Donc il envisage bien que l'accès à Internet soit le résultat de cette nationalisation, et pas seulement l'infrastructure physique. En effet, une fibre optique, quel qu'en soit le propriétaire, c'est toujours neutre. C'est l'équipement qu'on place au bout de la fibre pour faire du réseau qui peut ne pas l'être. Pour moi, ça indique que c'est bien la seconde hypothèse qui reflète ce que voulait dire J. Bernard.

Puisque seule la deuxième hypothèse est critiquable, on va se concentrer sur cette hypothèse, en souhaitant qu'un membre éminent du PG vienne, en commentaire ou ailleurs, nous éclairer sur ce détail.

Le service public d'accès à Internet

Si cette approximation dans l'interview m'a fait bondir, c'est parce que ce n'est pas la première fois que je l'entend dans les réflexions des gens de gauche. La première fois, c'était aux assises de l'INMS (assises de l'Internet Non-Marchand et Solidaire, 1997 si ma mémoire est bonne). Comme c'était la première fois, et que c'était en direct, une question dans le public suite à une table ronde (R@S, Altern, Iris, FDN, etc), ma réaction avait été "moui, pourquoi pas, mais que l'État ne se mêle jamais de contenu". Depuis, j'ai vu revenir cette idée régulièrement, et surtout j'ai compris pourquoi elle était mauvaise.

Un service public de l'accès à Internet, c'est une idée qui fleurit à gauche chez les nostalgiques de 1981. Ils se disent qu'il faut re-nationaliser les grands services publics, et maintenir publics ceux qui le sont encore au moins partiellement. Dans leur longue liste de course, il y a France Télécom. Et comme ils savent que le téléphone à la papa, c'est mort, ils se sont modernisés, et ils veulent faire un grand service public de l'accès à Internet, piloté par une grande entreprise publique. Ça offre des avantages économiques évidents. En effet, plus besoin de rémunérer des actionnaires (donc prix de revient plus faible). Gestion qui échappe aux contraintes de rentabilité à très court terme, et donc qui peut se faire en fonction de l'intérêt général et de la cohérence de l'aménagement du territoire, etc.

Bien entendu, on peut opposer à ce raisonnement classique de gauche un raisonnement classique de droite. Les fonctionnaires étant moins efficaces dans leur gestion que les salariés du privé, et les hauts-fonctionnaires moins soucieux des deniers publics que les actionnaires ne le sont de leurs dividendes, les opérateurs privés sont tellement plus efficaces que l'État que les prix augmenteront dramatiquement en nationalisant tout ça, pour un résultat infiniment moins efficace.

Raisonnement auquel on peut objecter des arguments habituels de gauche... etc.

Mais ce n'est pas cette classique opposition droite-gauche, qui remonte aux années 80 pour sa version la plus moderne, qui m'intéresse ici.

Pourquoi cette idée est dramatique

Cette idée est profondèment nuisible pour une question de libertés publiques. Pour faire simple, elle est sensiblement équivalente à la volonté de créer un grand quotidien national d'information. Tout le monde sait qu'un tel outil, aux mains d'un état, finit toujours en outil de propagande PURe.

Votre fournisseur d'accès a la possibilité de faire beaucoup de choses sur votre connexion. Et à partir de cette connexion d'exercer une surveillance extrêmement fine et poussée. C'est une des raisons majeures pour lesquelles j'ai décidé d'être candidat (unique, faute de combattants) à la présidence de FDN un beau soir de décembre 1997, au lieu de laisser tranquillement mourir cette association pionnière.

Je le redis: votre fournisseur d'accès est le point idéal d'installation de Big Brother. C'est le point idéal de censure de l'accès aux média. C'est le point idéal de contrôle du peuple. Et si c'est un monopole d'État de par la loi, c'est encore plus idéal.

Et c'est très précisèment pour cette raison qu'il est rigoureusement indispensable qu'il puisse exister un grand nombre de FAIs. Des marchands de cochonnerie en boîte, fournisseurs de MachinBox et grands diffuseurs de culture télévisuelle, mais aussi des associations, des coopératives, des PMEs, des contestataires, etc. Et quand je parle d'un grand nombre, je ne parle pas de la concurrence libre et non-faussée qui fait tant frémir la Commission Européenne, mais de la pluralité et de la diversité qu'on peut trouver dans toutes les formes de presses, ou plus encore dans toutes les formes de sites web, allant du Figaro à Reflets.

C'est parce qu'un grand FAI national serait nécessairement un danger majeur pour la démocratie et pour les libertés qu'il n'en faut pas.

Que l'État s'occupe de ce qui le regarde, par exemple d'aménagement du territoire, en déployant une infrastructure nationale physique, comme un réseau de fibre optique, parfait. Que ce soit sous la forme d'un grand service public, tant mieux. Mais qu'il ne s'occupe pas d'allumer les fibres. Qu'il ne s'occupe pas de transformer ce vaste réseau physique en un morceau d'Internet. Ça, c'est un domaine où la diversité est vitale.

Il y a des moyens pour assurer un service public à partir de cette infrastructure publique allumée par le privé. Par exemple en ayant des offres sociales au catalogue. Ça donnerait ça: la fibre est louée à l'opérateur 15€HT par mois, mais seulement 2€HT si l'abonné au bout est au RMI. Par exemple en imposant des obligations de service public aux opérateurs. Ça pourrait donner ça: l'abonnement au tarif social ne peut pas être refusé par l'opérateur, et ce tarif doit refléter au strict minimum l'écart de prix de gros (i.e. les 13€ de moins dans mon exemple précédent). Voire refléter un effort supplèmentaire, par exemple en imposant que le tarif social soit à 25€TTC de moins que l'abonnement public équivalent (l'État compensant la différence, en plus des 13€HT déjà réduits sur la location). Et bien d'autres moyens encore.

Ce qu'on peut nationaliser

Si on veut une intervention des pouvoirs publics dans ce domaine, et pour certains éléments c'est souhaitable, il vaudrait mieux se concentrer sur ces pistes-là:

- incitation au déploiement d'infrastructure physique par les collectivités territoriales;
- potentiellement, interdiction au privé de déployer une infrastructure physique là où existe déjà un réseau public;
- accentuer les obligations d'ouverture des réseaux privés déployés;
- incitations à la création d'acteurs locaux, opérant en tant que FAIs sur des infrastructures privées ou publiques;
- accentuer les obligations d'interconnexion des offres de services gérés (par exemple pouvoir avoir l'offre télé Orange sur un abonnement ADSL ou fibre de SFR, ou de n'importe quel FAI);
- défendre la neutralité du réseau par des mécanismes légaux [voir note N°1])
- etc.

Ces mécanismes, qui sont le contraire de la concurrence par l'infrastructure, seraient de nature à permettre le fonctionnement d'une économie de proximité, non-délocalisable. Ça me semble compatible avec ce que défend le PG dans d'autres domaines. Et ce serait d'ailleurs compatible avec les programmes d'à peu près tous les partis de France (même l'UMP ou le Nouveau Centre pourraient trouver sain de vouloir re-développer un tissu de PME, et de promouvoir l'entreprenariat privé dans ce domaine). Et en tous cas moins nuisible au réseau que la proposition citée.
Pour conclure

Une explication précise de ce point du "programme numérique" [voir note N° 2] du PG serait utile au débat.

Notes :

[1] Si on incite très fortement à la création de FAIs locaux, donc à l'èmergence d'un vrai choix ouvert dans ce domaine pour sortir de l'oligopole actuel, alors la simple transparence sur les pratiques des opérateurs peut suffire à assurer la neutralité du réseau. Sinon, dans la situation oligopolistique actuelle, des contraintes bien plus fortes devront être exercées par la voie légale.

[2] Je mets ici des guillemets, parce que je fais la différence entre un programme, écrit, donc dont les mots sont vérifiés, et la réponse à une interview, dans laquelle des approximations peuvent se glisser.


Source : Benjamin Bayart dans le blog de FDN, le mardi 21 juin 2011