Normal, quand les variations de fréquence dépassent certains niveaux (ici < 48.5 Hz), toute centrale se met en sécurité pour éviter de graves destructions. C'est inévitable, conventionnel ou pas; Elles ont résisté plus longtemps, mais arrivé à un certain point, ce n'est plus possible.
Oui, bien sûr, le grid code va imposer une déconnexion sur critère de sous-fréquence. Les machines tournantes ont également des seuils mécaniques liés à leur vitesse de rotation minimale, mais elles devraient être largement capables de tenir 45Hz en continu s'il le fallait... elles doivent de toute façon accepter des plages de vitesse de rotation très inférieures à 50Hz pour leurs phases de démarrage et d'arrêt, qui durent plusieurs heures.
Contrairement à la tension, la fréquence est la même en tout point d'un réseau bien interconnecté (j'exclus ici les intercos avec la France et le Maroc, qui n'avaient pas la capacité nécessaire pour acheminer la puissance nécessaire à maintenir le synchronisme).
Le fait qu'il se passe pas mal d'évènements entre les points 15 et 18 a attiré mon attention. Et en effet, en regardant dans le rapport :
The undesired disconnection of CCGT located in the east occurs when the frequency reaches 49.5 Hz and the substation voltage is 419.6 kV. This loss implies a loss of voltage control and system inertia.
C'est l'évènement 15.
Je n'ai pas (encore) trouvé la raison de cette déconnexion. La tension est dans les normes et la fréquence est loin d'arriver au seuil de découplage généralement exigé (<48Hz, bien souvent 46.5Hz, car on veut justement éviter la perte en cascade de capas de production lorsque ces dernières sont extrêmement importantes).
Peut-être un critère ROCOF (rate of change of frequency, la dérivée par rapport au temps de la fréquence pour les matheux) ? Mais dans ce cas, la fréquence étant la même dans tout le réseau, d'autres unités auraient dû se découpler en même temps...
Si le découplage provient d'un trip des protections de cette centrale CCGT, elles n'étaient probablement pas bien réglées.
On voit clairement que le fait de concentrer la responsabilité de la régulation de tension sur certaines technologies, minoritaires dans le mix à cette heure ci et en cette saison, est très risqué. Surtout quand le nombre de centrales de ce type couplé à ce moment là était très faible, et que la technologie de ces centrales fait qu'elles mettent longtemps à démarrer et à se coupler.
Pour ce point, et comme je le prédisais dans mon post précédent (avant d'avoir lu le rapport), REE a bien noté le besoin et a entamé les travaux nécessaires pour faire participer tous les producteurs, indépendamment de leur technologie, à l'effort de régulation de tension :
Approval of the System Operator’s proposal for Operating Procedure P.O. 7.4 regarding voltage con-
trol service in the Spanish mainland power system, mandating that all generation units capable of real-
time voltage regulation must actively perform such control, and establishing penalties for non-compli-
ance.
(1ère recommandation dans le chapitre 4 du rapport)
Je ne sais pas si REE attend la validation d'une de ses instances internes ou d'une instance du gouvernement.
Je suis entièrement d'accord avec le fait que REE ne dispose que de trop peu de capacités de régulation de tension en propre sur le réseau de transport, et qu'il faut qu'il en installe massivement :
Enhancement of system resources for continuous and dynamic voltage control, beyond generation
units, through the deployment of synchronous condensers or STATCOMs, rather than relying solely
on discrete devices such as reactors or capacitors.
(4e recommandation)
Ils vont d'ailleurs plus loin au point 6, en demandant des investissements en ce sens sur le réseau de distribution :
Reinforcement of voltage control capabilities within the distribution network is recommended
REE note également qu'il faut revoir les règles de mise en application des changements de régime liés au marché :
Extend the ramp times for generation schedule changes to a fixed duration of 10 minutes. It has been
demonstrated that the current ramp times of 100 to 120 seconds, as required for facilities subject to
Order TED/749/2020, impose stress on the system and have proven to be both unnecessary and
detrimental.
Imposer à des producteurs d'appliquer des changements de plusieurs GW de production, à la hausse comme à la baisse, en moins de 2 min, c'est assez cocasse. Surtout si ces producteurs injectent à cos phi fixe, ne font pas de régulation de tension et donc, mécaniquement, que la variation de leur production influe sur les niveaux de tension.
Upgrade of pre-TED/749/2020 RCW generation units to ensure that production changes follow a con-
trolled ramp profile rather than abrupt step changes occurring within seconds or milliseconds
Encore pire : il existait un temps où on ne demandait pas de rampes aux producteurs lors d'un changement de régime lié au marché. Dans ce cas précis, le grid code a été ajusté, mais il semblerait que les producteurs mis en service avant cet ajustement n'aient pas été contraints de modifier... et là, franchement, aucune excuse. Les rampes dans un onduleur, c'est un paramètre à modifier... 0 coût additionnel, c'est 100x plus simple à implémenter qu'un algo de réglage de tension, qui est déjà facile à mettre en place.
Enfin, REE recommande de vérifier la configuration des protections (comprendre : corriger les erreurs grossières qui font qu'un disjoncteur s'ouvre alors qu'aucune grandeur physique ne sort des gabarits impośes par le grid code, et relaxer un peu les seuils partout ailleurs pour avoir plus de marges), que ce soit au niveau de l'interco avec les producteurs, dans le réseau de transport lui-même, aux intercos transport<>distribution et dans les centrales elles-mêmes.
Ce rapport est bien fait et très complet techniquement. Il manque des analyses de défaillances de certains acteurs externes (centrales CCGT et producteurs ENR), dont les centrales se sont soit découplées inopinément alors que le grid code leur imposait de rester couplées (CCGT, point 15), ou qui ne contribuaient pas à l'injection de courant réactif à la hauteur de ce qui leur était demandé (CCGT d'une part et centrales PV d'autre part).
Sur ce dernier point, on peut noter REE qui dit :
RCW generation not integrated under P.O. 7.4 failed to meet power factor requirements in approxi-
mately 22% of cases. Analysis shows that this non-compliance is concentrated among plants with
lower active power output, indicating that compliance with reactive power requirements only begins
above a certain active power threshold.
(chapitre 3 "Relevant Aspects", section "Voltage Control")
Duh, oui, logique : si on demande aux onduleurs d'injecter à cos phi fixe, ils le font à leurs bornes... et donc à faible puissance produite, il ne contribuent pas assez de réactif pour compenser ce qui est absorbé par le réseau de distribution interne à la centrale (lignes et surtout transformateurs). D'où la nécessité de faire un contrôle au niveau du point d'interco avec le réseau de transport et d'ajuster les consignes de réactif des onduleurs en fonction du cos phi au point d'injection.
Pour faire cela, il faut avoir installé la métrologie et les régulateurs temps-réel nécessaire (des gros mots pour dire "un automate/PLC et un compteur", équipements déjà présents car ils font partie du SCADA dans 99% des installations).
Donc si on en est là, entre implémenter une boucle fermée sur le cos phi ou implémenter Q(U) pour faire de la régulation de tension, ou une combinaison des deux, ce n'est que du software.
Je suis probablement loin d'être expert dans tous ces domaines (ok... j'y connais un rayon), mais de mon point de vue, le blackout espagnol découle quasiment exclusivement d'un grid code non adapté et d'un non-respect de ce dernier par les producteurs (ils ne font pas d'essais et de fiches de test lors de la mise en service?!).
La quasi-totalité des hypothèses relayées dans la presse ne tient pas :
- "il y avait trop de solaire dans le mix, le solaire n'est pas fiable (peu importe ce que cela veut dire), trop variable et a mené au blackout, il faut plus de nucléaire et de gaz" ou ses variantes "il faut absolument une bonne moitié de sources pilotables dans un système", "un système ne peut pas fonctionner sans 'base-load generation'"
On voit clairement dans ce rapport que si les sources ENR avaient été incluses dans l'effort de régulation de tension, il n'y aurait pas eu de problème.
On voit aussi que les centrales conventionnelles ne sont pas la panacée pour se protéger de ce genre d'évènements : elles ont un temps de réaction bien plus long que l'électronique de puissance, sont techniquement plus limitées en ce qui concerne le réactif et peuvent, comme toute centrale, ne pas répondre à un appel du gestionnaire de réseau.
Les centrales pilotables sont nécessaires pour servir de moyens de réserve et d'ajustement si la production ENR ne peut pas satisfaire la consommation. L'hydraulique (barrages et STEP) est d'ailleurs plus adapté que le nucléaire pour effectuer ce travail, mais ce qui est le plus efficace pour stabiliser un système, c'est les parcs de batterie grid scale (et donc de l'électronique de puissance, j'ai dit un gros mot? :-))
Le nucléaire est très utile à la basse saison (peu de soleil, mais plus de vent) et lors des pics de consommation (soirée, nuit et petit matin, lorsqu'il y a peu de soleil).
- "il n'y avait pas assez d'inertie dans le système"
Le blackout n'est pas lié à un manque de production et/ou une instabilité de la fréquence. La chute de fréquence est la conséquence de la mise en sécurité (à tort ou à raison) de producteurs, y compris conventionnels, face à une tension qu'ils jugeaient anormalement élevée à leur point d'interconnexion. L'inertie d'un système électrique, peu importe la définition qu'on lui donne, n'a pas d'incidence sur la tension.
- "le déploiement des ENR / la transition du système électrique a été exécutée de façon trop rapide et anarchique"
Ce rapport nous dit que c'est la mise à niveau du cadre réglementaire (grid code) et du réseau de transport (trop peu de STATCOM et/ou de bancs de capa/inductances dans le réseau, pas de PMU/phasors pour monitorer en temps réel, etc.) qui ont été trop lents.
- "La surproduction solaire à midi est la cause du blackout"
Il n'y a pas eu de surproduction. Si cela avait été le cas, on aurait constaté une élévation de la fréquence. Je rappelle qu'une élévation de la tension n'est pas la conséquence d'une surproduction de puissance active. Dans ce cas précis, elle est due à l'inadéquation du grid code concentrant l'effort de régulation de tension sur quelques centrales conventionnelles, qui ne l'ont d'ailleurs pas bien exécuté.
- "les onduleurs sont moins adaptés que les générateurs conventionnels pour stabiliser un système électrique"
Potentiellement la facon dont on leur demande de fonctionner l'est? Ici, si on leur demandait de faire du réglage de tension plutôt que d'injecter à cos phi fixe, cela se passerait un peu mieux.
Mais ils savent le faire... et, tiens, REE recommande un déploiement important de STATCOM, qui ne sont rien d'autre que des gros convertisseurs de puissance (sans batterie ni production PV/éolienne derrière).
Si on donne un minimum d'importance aux faits et qu'on s'intéresse à la technique (devrais-je dire la physique?), on voit que l'ambiance et le discours politique qui tourne autour de ce blackout est ubuesque, pour ne pas dire autre chose (ou en tout cas l'a été, ca semble s'être tassé).
En ne faisant pas évoluer son réseau de transport et en ne *validant pas les propositions émises par REE pour amender le grid code* (!), le législateur et/ou régulateur s'est tiré une balle dans le pied et a causé ce black-out massif.
La classe politique ferait bien d'en prendre note et d'opérer les modifications nécessaires, plutôt que de passer du temps à brasser du vent autour de la nécessité de maintenir des centrales nucléaires ou d'en construire d'autres, qui n'a pas grand chose à voir avec la choucroute ici.