Distribution des chaînes M6 : Molotov perd son bras de fer en justice contre la chaîne privée
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 28 SEPTEMBRE 2022
La société Molotov, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° N 20-22.447 contre l'arrêt rendu le 18 novembre 2020 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 4), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Métropole télévision (M6), société anonyme à directoire, dont le siège est [Adresse 2],
2°/ à la société EDI-TV, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 3],
3°/ à la société M6 génération, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2],
défenderesses à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, les trois moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Champalaune, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Molotov, de la SAS Hannotin Avocats, avocat des sociétés Métropole télévision, EDI-TV et M6 génération, et l'avis de Mme Beaudonnet, avocat général, après débats en l'audience publique du 21 juin 2022 où étaient présents Mme Mouillard, président, Mme Champalaune, conseiller rapporteur, Mme Darbois, conseiller doyen, Mmes Poillot-Peruzzetto, Michel-Amsellem, conseillers, M. Blanc, Mmes Comte, Bessaud, Bellino, M. Regis, conseillers référendaires, Mme Beaudonnet, avocat général, et Mme Labat, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Exposé du litige
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 18 novembre 2020) et les productions, la société Métropole télévision (la société Métropole), société mère du groupe M6, et ses filiales EDI-TV et M6 génération, éditent les chaînes de télévision M6, W9 et 6TER qu'elles diffusent en clair et gratuitement via la télévision numérique terrestre (TNT) et l'internet ouvert (OTT). Elles autorisent des distributeurs à reprendre les chaînes dans leurs offres de bouquets de télévision payants, accessibles via différents réseaux de distribution. La société Molotov distribue, sur une plate-forme internet, des services de télévision dont une partie est accessible gratuitement au public et une autre est subordonnée au paiement d'un abonnement.
2. Le 5 juin 2015, la société Molotov a signé avec la société Métropole un contrat de distribution « OTT », portant sur la diffusion en clair des chaînes M6, W9 et 6TER et des chaînes thématiques qu'elles éditent, ainsi que des services de télévision de rattrapage d'autres chaînes.
3. A l'échéance de ce contrat, la société Métropole a envisagé de nouvelles conditions sur lesquelles des négociations se sont ouvertes et les parties ont prorogé l'accord en vigueur jusqu'au 31 mars 2018, date à laquelle devait intervenir le nouveau contrat.
4. Le 5 mars 2018, la société Métropole a demandé à la société Molotov son accord sur la rémunération et le principe d'une distribution des chaînes M6, W9 et 6TER et de leurs services de fonctionnalités associés exclusivement au sein de bouquets payants, ainsi que son engagement de faire payer ces chaînes à ses utilisateurs.
5. Aucun accord n'ayant pu être trouvé entre les parties sur les conditions de diffusion des chaînes gratuites de la TNT, la société Molotov, reprochant à la société Métropole de subordonner la conclusion d'un nouveau contrat de distribution à la modification de son modèle économique pour lui imposer un bouquet basique payant incluant les chaînes gratuites de la TNT(M6, W9 et 6TER), et considérant que la clause 3.1 des conditions générales de distribution de cette société, dite de « paywall », dispositif par lequel l'éditeur bloque l'accès à une partie du contenu proposé par un site ou l'application pour des utilisateurs non abonnés, était illicite et discriminatoire, l'a assignée, le 4 avril 2018, en réparation de son préjudice. Les sociétés EDI-TV et M6 génération sont intervenues volontairement à l'instance.
6. La société Molotov fait grief à l'arrêt de rejeter toutes ses demandes, alors :
« 1°/ que l'article L. 442-5 du code de commerce (devenu L. 442-6 depuis l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019) prohibe le fait par toute personne d'imposer, directement ou indirectement, un caractère minimal au prix de revente d'un produit ou d'un bien, au prix d'une prestation de service ou à une marge commerciale ; que la liberté commerciale des distributeurs de déterminer les prix des biens qu'ils revendent et ceux des services qu'ils commercialisent implique celle de pouvoir les proposer à titre gratuit aux consommateurs sans que leurs fournisseurs y fassent obstacle ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que le groupe M6, éditeur de services de télévision, avait indiqué le 30 octobre 2017 à la société Molotov que tout nouvel accord de distribution entre eux devrait s'insérer dans le cadre des conditions générales de distribution, lesquelles renfermaient une clause dite de "paywall" par laquelle le groupe M6 exigeait de ses distributeurs qu'ils ne rendent les chaînes de la TNT en clair éditées par ce groupe accessibles aux consommateurs que dans le cadre d'offres payantes ne pouvant être constituées essentiellement de chaînes de la TNT en clair et de leurs services de rattrapage ; qu'il ressortait en outre d'un courriel du 29 décembre 2017 que le groupe M6 avait précisé que "les montants des abonnements facturés [aux consommateurs] par Molotov pour l'accès aux Bouquets Payants ne pourront pas être assimilables à des offres gratuites et doivent permettre de préserver la valeur et l'attractivité des chaînes vis-à-vis de l'ensemble des distributeurs" ; qu'en jugeant qu'une telle clause ne pouvait être assimilée à l'imposition prohibée d'un prix minimal, cependant qu'elle constatait que son effet était d'empêcher que le distributeur ne distribue gratuitement par internet les chaînes gratuites de la TNT, ce qui revenait donc à lui imposer indirectement un prix minimal de distribution, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;
2°/ qu'il appartient au juge judiciaire, à titre de mesure préventive de comportements illicites, d'annuler ou de réputer non écrites les clauses figurant dans les conditions générales d'un opérateur économique qui, dans l'hypothèse où ses distributeurs consentiraient à s'y soumettre, constitueraient des restrictions verticales caractérisées tombant sous le coup de la prohibition des ententes édictées par les articles L. 420-1 du code de commerce et 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ; qu'il résulte des textes susvisées que sont notamment prohibées les ententes entre fournisseurs et distributeurs ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de fausser ou de restreindre la fixation des prix aux consommateurs par le libre jeu de la concurrence, étant précisé que l'article 4 du Règlement (UE) n° 330/2010 de la Commission du 20 avril 2010 concernant l'application de l'article 101, paragraphe 3, du TFUE à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées exclut du champ d'application de l'exemption les accords verticaux comportant des restrictions caractérisées et notamment ceux ayant directement ou indirectement pour objet de restreindre la capacité des distributeurs de déterminer leurs prix de vente, sans préjudice de la possibilité pour les fournisseurs d'imposer un prix de vente maximal ou de recommander un prix de vente, à condition que ces derniers n'équivaillent pas à un prix de vente fixe ou minimal sous l'effet de pressions exercées ou d'incitations par l'une des parties ; que, pour écarter le moyen par lequel la société Molotov faisait valoir que la clause dite de "paywall" figurant dans les conditions générales de distribution du groupe M6 encourait la nullité en ce qu'elle constituait une restriction verticale contraire aux articles L. 420-1 du code du commerce et 101 du TFUE, la cour d'appel retient que dans sa décision n° 20-D-08 du 30 avril 2020, l'Autorité de la concurrence a rejeté la saisine de la société Molotov au motif qu'elle n'apportait pas d'éléments suffisamment probants ; qu'en se prononçant de la sorte, cependant que, dans la décision précitée, l'Autorité n'avait écarté l'existence d'une entente verticale qu'en raison du fait que les conditions générales de distribution du groupe M6 avaient été établies de manière unilatérale par celui-ci et n'avaient fait l'objet d'aucun accord explicite ou tacite par Molotov, de sorte qu'aucun accord de volonté constitutif d'une entente verticale n'était constitué, la cour d'appel s'est déterminée par des motifs impropres à justifier sa décision, l'entachant ainsi d'un défaut de base légale au regard des textes susvisés ;
3°/ que le constat de ce qu'une clause des conditions générales de distribution d'un fournisseur de biens ou de services ne tombe pas sous le coup de la prohibition édictée par l'article L. 442-5 (devenu L. 442-6) du code de commerce ne suffit pas à en assurer la licéité au regard des articles L. 420-1 du code de commerce et 101 du TFUE ; qu'il résulte de ces deux derniers textes que sont notamment prohibées les ententes entre fournisseurs et distributeurs ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de fausser ou de restreindre la fixation des prix aux consommateurs par le libre jeu de la concurrence, tandis que l'article 4 du règlement d'exemption n° 330/2010 de la Commission du 20 avril 2010 exclut du champ d'application de l'exemption les accords verticaux comportant des restrictions verticales caractérisées et notamment ceux ayant directement ou indirectement pour objet de restreindre la capacité des distributeurs de déterminer leurs prix de vente ; qu'en jugeant que la clause dite de "paywall" figurant dans les conditions générales de distribution du groupe M6 ne pouvait être qualifiée de restriction verticale caractérisée au sens des articles L. 420-1 du code de commerce et 101 TFUE et du règlement d'exemption de la Commission du 20 avril 2010 dès lors qu'elle ne constituait pas une pratique prohibée par l'article L. 442-5 (devenu L. 442-6) du code de commerce, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des textes susvisés. »
Réponse de la Cour
7. En premier lieu, l'arrêt retient que la clause litigieuse a pour effet d'empêcher que le distributeur ne diffuse gratuitement par internet les chaînes en clair de la TNT.
8. En cet état, et dès lors qu'il ne ressort ni de l'arrêt ni des productions que le niveau de prix de l'offre payante conçue par la société Molotov dans laquelle la société Métropole exigeait que les chaînes qu'elle édite fussent incluses, devait être établi à un niveau minimal fixé par cette dernière, c'est à bon droit que la cour d'appel a énoncé que la pratique en cause ne pouvait être assimilée à l'imposition d'un prix minimal ou d'une marge commerciale minimale prohibée par l'article L. 442-5 du code de commerce.
9. En second lieu, l'arrêt retient d'abord que par la décision n° 20-D-08 invoquée par la société Molotov, l'Autorité de la concurrence a rejeté la saisine au motif que cette société n'apportait pas d'éléments suffisamment probants. Il retient ensuite que dès lors que la clause litigieuse ne constituait pas une pratique prohibée de prix imposé, elle ne peut être contraire au règlement (UE) n° 330/2010 de la Commission du 20 avril 2010 concernant l'application de l'article 101, paragraphe 1, du TFUE à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées.
10. En cet état, et dès lors que, contrairement à ce que soutient la deuxième branche, l'Autorité de la concurrence, après avoir estimé qu'aucun accord, au sens des articles 101, paragraphe 1, du TFUE et L. 420-1 du code de commerce, n'était établi et que la clause litigieuse procédait seulement d'un acte unilatéral, ce qui était exclusif de sa prohibition par les textes invoqués, ne s'est pas prononcée sur l'objet de la clause elle-même et son caractère restrictif, le cas échéant, de concurrence, et que, dans ses conclusions, la société Molotov faisait seulement valoir que la condition contestée lui imposait un prix minimal pour la diffusion des chaînes éditées par la société Métropole et aboutissait à fixer les prix au mépris des dispositions précitées, la cour d'appel, qui a écarté la matérialité de cette pratique, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision.
11. Le moyen n'est donc pas fondé.