Les Echos
En Espagne, la fusion Orange-MasMovil vire au bras de fer avec Bruxelles
Les négociations se tendent sur les « remèdes » qu'Orange propose pour réduire le risque anticoncurrentiel et obtenir l'accord de l'antitrust européen.L'opération aurait dû être validée par la Commission début septembre.
Ce devait être le mariage de l'année dans les télécoms en Europe. Or quinze mois après la publication des bans, Orange n'a toujours pas fusionné avec MasMovil en Espagne. Cette rare opération de consolidation, censée créer le numéro deux du marché local avec 36 millions de clients et une valorisation d'entreprise d'un peu plus de 18 milliards, aurait dû être validée par la Commission européenne début septembre.
Mais tout traîne en longueur, car Bruxelles se montre intraitable sur ce dossier aux enjeux économiques lourds. En échange de son feu vert, le régulateur européen veut imposer à Orange des conditions de fusion que l'opérateur n'est pas prêt à accepter. « C'est un dossier complexe et on ne négocie pas sans lignes rouges. Or les nôtres sont très fermes », a prévenu mardi Christel Heydemann, la directrice générale d'Orange, en marge des résultats trimestriels.
Plus que tout, Bruxelles redoute des hausses de tarifs pour le consommateur, car le marché espagnol passerait de quatre à trois acteurs après la fusion. Or, les concessions réclamées par l'antitrust européen sont plus chères que ce qu'Orange avait prévu… Sur ce type de dossier, la Commission européenne peut typiquement demander des promesses d'augmentation des investissements et de gel de prix.
L'enjeu des fréquences
Selon nos informations, les négociations butent notamment avec le roumain Digi, un petit opérateur présent en Espagne depuis 2008, et avec Avatel, un opérateur régional. L'enjeu porte sur les fréquences, le « pétrole » des télécoms. S'il veut fusionner avec MasMovil, Orange devra se défaire d'un bloc de 90 mégahertz, faute de quoi il serait au-dessus du seuil fixé par la réglementation espagnole. Mais ces petits opérateurs font monter les enchères. Dans la presse espagnole, Digi (qui n'a pas répondu à nos questions) a déjà dit qu'il était prêt à investir jusqu'à 2 milliards pour acheter les actifs qu'Orange devrait céder.
L'opérateur historique français, lui, ne veut pas aller au-delà de ce que la Commission a demandé pour des fusions précédentes dans les télécoms. Orange veut éviter à tout prix d'« armer » de facto un quatrième opérateur, ce qui annulerait tous les bénéfices de l'opération.
Le précédent Jazztel
L'opérateur a de l'expérience en la matière. En 2014, les « remèdes » imposés pour autoriser sa fusion avec Jazztel en Espagne ont eu pour effet de favoriser… MasMovil. « Cet opérateur alors virtuel est devenu un opérateur de réseaux, ce qui lui a permis de construire un très bon business dans la foulée, rappellent les analystes d'HSBC. Notre crainte, c'est qu'un mécanisme similaire ne se reproduise avec la fusion Orange-MasMovil. »
L'enjeu est énorme : l'Espagne, deuxième marché d'Orange après la France, a longtemps été un des points noirs du groupe, en raison de la forte intensité concurrentielle. La fusion est scrutée par tout le secteur, alors que Bruxelles s'est opposée, ces dernières années, à de grandes transactions - notamment en 2016, en bloquant la tentative de fusion des activités britanniques de Telefonica (O2) et Hutchison (Three).
Le fait qu'une décision de justice européenne de 2020 ait annulé ce veto a redonné l'espoir d'une plus grande ouverture, à l'avenir, de l'UE sur de futurs rapprochements. Dans ce contexte, un feu vert réconforterait la centaine d'opérateurs européens. Tous rêvent de consolidation intrapays pour gagner en masse critique et maintenir leur rentabilité, dans ce marché trop fragmenté, selon eux, face à leurs homologues américains ou chinois.
« A priori, ce n'est pas un dossier que la Commission va interdire même s'il est très sensible, estime un avocat à Bruxelles. Dans 80 % des cas de ce type, les entreprises qui veulent fusionner arrivent finalement à sauver quelques meubles et finissent par accepter des concessions qu'elles rejetaient pourtant en bloc trois mois avant ». L'objectif d'Orange est d'obtenir un feu vert d'ici Noël, mais des analystes parient plutôt sur le premier trimestre 2024.
Vodafone et Telefonica, premiers touchés par le projet de rapprochement
Sur un marché à quatre opérateurs, la pression monte sur Vodafone et Telefonica. Ils ont tous deux beaucoup à perdre si le futur joint-venture entre Orange et MasMovil est validé à Bruxelles.
En Espagne, un deal peut en cacher un autre. Outre-Pyrénées, le secteur des télécoms est en pleine ébullition, alors que la décision de Bruxelles sur la fusion Orange-MasMovil dans le pays se fait attendre. Grand perdant annoncé en cas de feu vert de la Commission européenne, Vodafone se prépare ainsi à mettre les voiles pour quitter l'un des marchés les plus compétitifs d'Europe, où la guerre des prix fait rage. Ouvert à un « changement structurel » sur ce marché, selon les mots de sa patronne, Margherita Della Valle, en mai dernier, le groupe britannique n'a pas démenti par la suite les multiples articles de presse, le disant en négociation pour céder sa filiale espagnole.
Un prix de rachat à 5 milliards d'euros est dans l'air. « En Espagne, on assiste à un double mouvement avec une tentative de consolidation et la sortie d'un grand opérateur qui arbitre au sein de son portefeuille de pays », résume Nicolas Teisseyre, patron de l'activité télécoms, média et technologie pour le cabinet Roland Berger.
L'accord Digi-Telefonica menacé
Numéro trois de ce marché à quatre opérateurs derrière Orange, avec 15 % de part de marché en revenus selon des analystes d'HSBC, Vodafone a tout à perdre du rapprochement entre Orange et MasMovil. Le nouvel ensemble le dépasserait largement en s'arrogeant non plus 17 % mais 28 % du marché. Au moment où l'empire Vodafone tangue en Bourse et promet aux investisseurs de quitter les marchés périphériques ou archi-concurrentiels, les marques d'intérêts de fonds comme Zegona, Apollo ou plus récemment RRJ Capital tombent à pic.
L'opérateur historique, Telefonica, sera lui aussi très concerné par l'avenir d'Orange en Espagne. « Telefonica pourrait souffrir d'un impact direct s'il perd son contrat avec l'opérateur mobile virtuel Digi », souligne HSBC. Or, la vente au roumain Digi des fréquences mobiles d'Orange-MasMovil fait partie des solutions envisagées par Bruxelles pour autoriser ce projet de fusion.
Un tel scénario pousserait selon toute logique l'opérateur roumain à annuler son accord avec Telefonica puisqu'il deviendrait propriétaire de ses propres fréquences et n'aurait donc plus besoin d'emprunter celles d'un autre. Soit une perte de 365 millions d'euros d'Ebitda par an pour Telefonica selon HSBC, soit 8,8 % de ses profits espagnols avant impôt.
Endetté, Telefonica n'a pas besoin de ça. D'autant plus que le numéro un du marché et sa marque Movistar sont attendus sur la génération de cash, après la grise mine des dernières années. Le groupe, qui ne vaut plus que 20 milliards d'euros en Bourse, vit une période très compliquée, avec l'entrée tonitruante des Saoudiens dans son capital.
STC, l'acteur historique des télécoms en Arabie saoudite, détenu à 64 % par le richissime fonds souverain du prince héritier Mohammed ben Salmane, a déclaré début septembre avoir pris 9,9 % du capital de l'ancien opérateur public. Un choc pour le pays tout entier.
« Telefonica est l'entreprise la plus stratégique d'Espagne », a tonné le 23 octobre Nadia Calviño, la ministre de l'Economie. Sans toutefois s'opposer à STC, elle assure que Madrid a l'intention de « continuer à défendre l'intérêt stratégique du pays, mais d'une façon qui incite et impulse l'investissement étranger ».