Je précise d'entrée : je ne suis ni académicien, ni prescriptiviste, et je ne suis pas un nostalgique du subjonctif imparfait. Je bosse dans le milieu du jeu vidéo depuis plus de dix ans, quasi exclusivement avec des équipes internationales, et j'ai longtemps vécu intégralement en anglais. Toute la journée, je parlais anglais, je pensais anglais, je vivais anglais. À force, j'ai fini par ne plus savoir aligner deux phrases en français sans tomber direct dans des faux amis, des traductions littérales, des tournures bancales. Je butais sur du vocabulaire simple. Et le plus flippant, c'est que la plupart du temps, je ne me rendais même plus compte que je faisais du pur Jean-Claude Van Damme linguistique.
J'ai dû faire un grand effort pour « retrouver mon latin ». Ça m'a d'ailleurs amené à faire la localisation EN → FR sur plusieurs jeux vidéo, et c'est peut-être là que mon agaçement envers ce franglais plaqué par automatisme et non par necessité est né.
Depuis quelques années, je remarque ce même phénomène de « Jean-Claude Van Dammisation » à grande échelle, surtout en ligne. J'ai l'impression de revoir tous les travers que j'ai essayé d'éliminer chez moi. Ça a tellement fini par me fatiguer que j'ai commencé à tenir une liste de tous les exemples que j'ai pu rencontrer, en me disant « un jour, j'en ferai un fil Reddit ». Donc voilà la liste.
Tournures et expressions décalquées, anglicismes sémantiques- faire sens (calque de « to make sense », au lieu de « avoir du sens »)
- avoir un point (calque de « to have a point », au lieu de « avoir un bon argument »)
- adresser le sujet (reprend « to address », au lieu de « traiter » ou « aborder »)
- avoir un bon point (« to have a point » = « avoir un (bon) argument »)
- être usé à (calque de « to be used to », au lieu de « habitué à »... oui, ça a l'air gros, je vous jure que je l'ai vraiment entendu plusieurs fois)
- élever la conversation (« elevate the conversation », alors que « relever le débat »)
- être vocal sur (reprend « to be vocal about », faire du bruit sur qqch.)
- initier (souvent utilisé pour « démarrer » ou « amorcer »)
- basé sur (calque de « based on », parfois correct ; mais souvent « fondé sur » est plus français)
- prendre la parole sur (formule standardisée issue de l'anglais médiatique)
- se positionner sur (extension managériale de « to position [oneself] », prendre parti sur un sujet etc.)
- relation toxique (c'est « toxic relationship » traduit tel-quel, au lieu de « relation malsaine » par ex.)
Expressions importées sans adaptation sémantique- avoir une take (import de « take » comme opinion prête-à-l'emploi ou prise de position)
- le lore (terme spécialisé devenu fourre-tout narratif)
- le downfall (préférence pour le terme anglais malgré « chute » ou « déclin »)
- l'agenda (emploi anglais pour « intentions » ou « programme implicite »)
- le narratif (calque de « narrative », souvent plus vague que « récit » ou « discours »)
- le backlash (utilisé pour « retour de bâton » ou « réaction négative »)
- le drama (anglicisme affectif pour « polémique » ou « embrouille »)
- focus (pour « concentration » ou « focalisation »)
- opportunité (souvent utilisé pour « occasion » ou « possibilité », alors qu'en français c'est le caractère de ce qui est opportun)
- digital (bon je sais qu'on a déjà perdu la bataille là... on va dire que ça colle pour les nouvelles technologies car elles sont tactiles, mdr)
- versatile (souvent perçu positivement en anglais, mais en français « polyvalent » est plus clair)
- iconique (emprunt de « iconic », au lieu de « emblématique » ou « culte »)
Faux amis & glissements de sens- définitivement (utilisé pour « certainement » au lieu de « de façon définitive »)
- éventuellement (employé pour « à terme » au lieu de « peut-être »)
- être consistent (calque de « consistent », au lieu de « cohérent » ou « constant »)
- qualitatif et quantitatif (j'espère ne pas devoir expliquer ceux-là)
- performance (employé pour « résultat » ou « efficacité » ... un peu plus flou mais bon)
Vocabulaire pro- supporter (au lieu de « soutenir », « tolérer », ou « prise en charge » ; ça, on le voit beaucoup ici)
- le scope (utilisé pour « périmètre » ou « ampleur »)
- impacter (verbe issu de « to impact », souvent remplaçable par « affecter »)
- il y a un gap (utilisé pour « écart » ou « différence »)
- métriques (préféré à « indicateurs » ou « mesures »)
- aligné / s'aligner (emploi idéologique de « to align »)
- scalable (anglicisme pour « extensible » ou « adaptable »)
- actionable (terme flou pour « applicable » ou « concret »)
- délivrer (au lieu de « produire », « fournir », « remettre »)
- challenger (« to challenge », au lieu de « mettre au défi » ou « remettre en question »)
- prioriser (verbe calqué de « to prioritize » ... mais déjà très très répandu)
Usage « du quotidien »J'en vois de plus en plus : faire du « running » ou « un run », faire « un move » (pour dire « une action » au sens large), un « hug », un « prank », avoir « un outfit » (une tenue) pour « un date » (rencard... bon OK celui-là se comprend presque) avec « son crush »... ne pas être dans un bon « mood » ... etc.
Bonus : conventions typographiquesLe « Title Case ». « Tout Mettre en Majuscule sauf les Articles, Certains Prépositions et Conjonctions de Coordination ». C'est une pratique 100% américaine ; l'anglais britannique n'utilise pas cette règle (c.f. titres d'articles de la BBC, par exemple).
Ça n'a pas lieu d'être en français. Maintenant que je vous en ai parlé, vous allez voir ça PARTOUT. Quand ça n'est pas quelque chose de bêtement imposé par certaines plate-formes qui ne savent pas que le monde entier fonctionne autrement que les U.S. (titres de chansons françaises sur services de streaming par exemple), c'en est devenu un très bon moyen de déceler tout ce qui est traduit bêtement... ou écrit par I.A. ! Car les modèles d'IA générative sont entraînés sur des contenus prédominamment américains, et donc par le simple pouvoir de la corrélation statistique, la plupart des I.A. ont fini par imposer cette convention en français. Génial, non ? (Ça n'est plus toujours le cas mais la majorité continuent de faire cette faute, surtout Gemini.)
Espaces avant la ponctuation ! N'oubliez pas ; on met un espace : comme ceci. Ce qui n'est pas le cas en anglais. L'espace est censé être insécable, mais bon. Un espace sécable et insécable, c'est impossible à distinguer tel quel. Perso, sur les jeux sur lesquels j'ai travaillé, j'ai plaidé pour que ça soit le moteur de rendu du texte qui se charge de faire ça automatiquement en français.
Liste non exhaustive, bien évidemment (et malheureusement).
Ce qui me frappe, ce n'est pas tant l'emprunt de mots anglais en soi. Le français a toujours fait ça : « parking » au lieu de « stationnement » par exemple.
Ce qui me dérange, c'est l'importation de structures entières, voire le remplacement pur et simple de tournures françaises par leur équivalent anglais, mot à mot. Pourtant, on ne manque pas de vocabulaire... Quand je vois tout ça, j'ai du mal à me dire que c'est un enrichissement de la langue via des apports nouveaux. C'est du remplacement paresseux, fait par facilité, un peu par défaut (ou par résignation).
À force, on obtient un franglais, un globish gloubi-boulga fonctionnel mais aplati, qui moins précis, moins nuancé que le français. Paradoxalement, ce n'est même pas un meilleur anglais, mais plutôt une zone intermédiaire où aucune des deux langues n'exprime pleinement ce qu'elle permet d'exprimer.
Certains environnements numériques favorisent clairement ce glissement : les formats courts, la circulation rapide des idées, l'exposition constante à des discours anglophones (puisque nous sommes sur leurs plate-formes). Tout pousse à l'emploi de formulations immédiatement reconnaissables, déjà pré-validées (pour ne pas dire pré-mâchées), qui passent bien d'un contexte à l'autre, et restent compatibles avec le temps d'attention moyen qui ne cesse de dégringoler. Certaines expressions deviennent ainsi des raccourcis pratiques (et parfois peut-être des marqueurs idéologiques), mais au prix de distinctions que le français faisait auparavant sans effort.
Ce qui m'étonne et m'exaspère le plus, c'est de voir ces tournures sortir de leur milieu d'origine et s'installer dans des espaces plus larges, et surtout à la télé ou la radio.
Quand je me mets à entendre « consistent », « vous avez un bon point », etc. au JT de France 2, ça me donne franchement envie de soupirer très fort...Et au risque de me répéter : je ne suis ni fan de l'académie française ni un prescriptiviste rigide. Bien évidemment, ça m'arrive toujours de continuer à tomber dans ces travers sans m'en rendre compte ; je ne prétends pas être irréprochable. Je ne plaide pas pour une police du langage, ni pour un retour fantasmé à un français suranné et figé. Je voudrais simplement qu'on fasse tout un peu plus attention. Savoir quand on choisit un mot, et quand on le laisse s'imposer par automatisme. Une langue ne s'appauvrit pas d'un coup, mais par petites renonciations et abdications successives, souvent invisibles à l'instant T.
Je ne souhaite pas interdire les anglicismes. Parfois, ils sont pertinents, et certains sont en effet très efficaces. L'office québecois de la langue française propose parfois des solutions qui le sont tout autant, mais bon. Je ne pense pas qu'il faille obligatoirement dire « téléversement » au lieu de « upload », mais simplement qu'on gagne à préférer le français quand il est plus juste, et à éviter les automatismes qui effacent le caractère de notre langue maternelle. Quand le français est plus juste, plus précis, ou simplement plus élégant, pourquoi s'en priver ?
Et à l'heure où, à cause de l'actualité, beaucoup souhaitent revendiquer une souveraineté culturelle et politique face aux États-Unis, ça vaut peut-être le coup de se demander si adopter sans filtre leurs cadres linguistiques (et donc mentaux) est vraiment cohérent avec ce discours. Car revendiquer une distance critique vis-à-vis de l'hégémonie américaine tout en écrasant notre langue et nos concepts par par les leurs, sans réfléchir, mécaniquement, par automatisme... ça crée au minimum une dissonance. :-)
Et vous ? Est-ce que vous avez remarqué ces glissements autour de vous ? Rassurez-moi : je ne suis pas le seul à tiquer sur ça, hein ?