Auteur Sujet: Sébastien Soriano : Comment Android a pris le pouvoir et comment lui reprendre  (Lu 11062 fois)

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vivien

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Décision Android : comment les smartphones ont pris le pouvoir et comment leur reprendre

Sébastien Soriano, le président de l'Arcep, commente longuement sur Medium.com la méga-amende Android et ses applications. Rappelons qu'après deux années d'enquête, l'UE a infligé une amende record de 4,34 milliards d'euros à Google pour avoir abusé de la position dominante d'Android, afin d'asseoir l'hégémonie de son service de recherche en ligne.



La décision Android rendue ce mercredi 18 juillet par la Commission européenne est une décision majeure. Majeure par l’ampleur de l’amende imposée. Majeure par le nombre d’usagers concernés. Majeure parce qu’elle touche aux barrières à l’innovation, à notre liberté de choix, à notre libre arbitre.

Sans revenir sur l’essentiel de la décision, très bien résumée par la Commission elle-même et commentée en d’innombrables articles, nous retiendrons qu’elle constate notamment que :

• le trafic mobile constitue une part essentielle de l’accès à internet ;

• ce trafic est orienté vers le moteur de recherche Google, par le biais d’une « stratégie » reposant sur Android ;

• Google a ainsi privé les utilisateurs d’innovations potentielles et des avantages de la concurrence sur le marché du mobile.

Les smartphones sont donc devenus la porte d’entrée vers un monde rempli d’innovations mais où nos choix sont gouvernés. C’est là une situation tout à fait neuve permettant tout à la fois de dire que « Android has created more choice, not less » (S. Pichai) mais que nos choix sont limités car prédéterminés.

Sur cette base, la Commission enjoint à Google de se conformer aux reproches formulés. Elle n’indique pas de marche à suivre pour l’avenir. Elle n’identifie pas de remèdes particuliers et enjoint simplement à l’entreprise de cesser de se comporter de manière illégale.

Nécessairement, une telle décision interroge sur les mesures à prendre pour tout à la fois éviter que ce type de comportement ne se reproduise, continuer à encourager le formidable flux d’innovations portées par internet et garantir la liberté de choix de l’utilisateur.

A l’Arcep, nous nous sommes penchés sur la question et avons conduit une analyse approfondie et inédite sur l’ouverture des terminaux, tel qu’annoncé lors de la présentation de la feuille de route stratégique de l’Arcep en janvier 2016. Le rapport émanant de ce travail de fond a été publié et remis au secrétaire d’Etat au numérique le 15 février 2018. Il a depuis lors reçu un accueil très positif. Les langues se sont déliées, des actions ont été entreprises et le débat a été enrichi. Dans le cadre de ce débat, des questions nous ont été posées les tenants et les aboutissants de notre démarche. Au vu de la décision Android, il nous semble que pour aller de l’avant, le moment est venu d’apporter quelques réponses à ces questions.

Tous mes remerciements vont à Jean pour la préparation de ce papier, ainsi qu’à Stéphane, Hélène, Vincent, Anaïs et Clèmentine pour leurs précieuses relectures et contributions.


Quels sont les problèmes relatifs aux terminaux que l’Arcep a identifiés ?

Le problème principal identifié est de savoir comment préserver Internet comme un espace d’innovation sans permission alors que nous accédons à internet essentiellement par des terminaux mobiles et demain par des assistants vocaux.

L’opposition entre ces deux dynamiques peut ne pas sembler évidente. Elle est pourtant essentielle pour comprendre l’évolution d’internet : tandis que les terminaux mobiles offrent un confort et une variété de services quasiment infinis, ils limitent de plus en plus notre capacité de choix et notre capacité à innover sur internet.

Au fil de l’évolution des terminaux, notre expérience utilisateur d’Internet est de plus en plus guidée par les choix faits par les concepteurs des terminaux, de leurs systèmes d’exploitation et magasins d’applications associés. Cela apparaît clairement si l’on prend l’histoire des terminaux, de l’ordinateur à l’assistant vocal en passant par le smartphone et la tablette : notre confort est allé croissant mais nos choix sont de plus en plus gouvernés par les concepteurs de ces équipements. Génération d’équipements après génération, nous nous engageons toujours plus dans une sorte de pacte faustien selon lequel, pour toujours plus de confort, nous abandonnons toujours plus de nos libertés. En somme, les terminaux prennent le contrôle sur notre expérience en ligne et l’enjeu est de savoir comment résister.

Une fois le problème général posé, il convient d’identifier les ressorts exacts par lesquels un cloisonnement s’opère. Ceux identifiés par l’Arcep complètent ceux identifiés par la Commission dans sa décision Android. Notamment parce qu’ils concernent l’ensemble des OS et magasins d’applications présents sur le marché et dépassent le seul cas des smartphones pour toucher à celui des assistants vocaux par exemple.

Dans son rapport, l’Arcep a cartographié un nombre relativement important de limitations. Tandis que certaines de ces limitations peuvent se justifier par des raisons d’ergonomie, de sécurité ou par l’absence de standards pour certaines innovations, d’autres restreignent sans contrepartie l’accès à internet et à sa richesse.

Parmi ces dernières, on pourra relever :

1. Certaines exclusivités ou blocages (services de vidéos en ligne sur certains terminaux, services de musiques sur d’autres, etc.) ;

2. Certaines pratiques arbitraires de non approbation et de suppression de certaines applications des magasins d’applications ;

3. Les entraves liées à l’accès à certaines API (par exemple certaines fonctionnalités NFC auxquelles seul un fabricant pourrait accéder) ;

4. Les régimes d’accès privilégié dont bénéficient certaines applications de manière non transparente ;

5. La fermeture des API sur les navigateurs, empêchant ainsi l’écosystème web de proliférer sur mobile ;

6. Les mesures de protection parfois excessives quant à l’installation d’applications provenant d’autres magasins, voire l’impossibilité d’installer un magasin d’application alternatif ;

7. L’impossible désinstallation des applications préinstallées ;

8. Le manque de transparence des algorithmes de classement sur les magasins d’applications ;

9. L’absence de possibilité de mettre en avant des moteurs de recherches alternatifs ;

10. Les partenariats qui limitent l’offre faites à partir d’un terminal à un utilisateur.

Malgré la très grande variété d’applications disponibles sur chacun des magasins d’applications, ces limites participent à la création d’une concurrence en silos entre un nombre très limité d’acteurs. Le choix d’un univers, principalement iOS ou Android régit l’ensemble de nos choix suivants, qu’il s’agisse d’équipements, de services, voire de contenus.

Le fait d’avoir une concurrence entre systèmes clos ne change rien au fait qu’aujourd’hui, quel que soit le système en cause l’utilisateur n’est pas chez lui sur son terminal. C’est un peu comme si l’on demandait à un poisson de choisir son aquarium : il peut certes donner sa préférence à telle forme ou taille de récipient mais il n’en sera pas moins enfermé.



Source : Extrait de la bande dessinée présentant le rapport de l’Arcep : “Smartphones, tablettes, assistants vocaux…Les terminaux, maillon faible de l’internet ouvert”

Est-ce que le principe de neutralité du net peut être une réponse ?

Pas dans l’état actuel des textes.

La neutralité du net est garantie en Europe par le Règlement « internet ouvert » du 25 novembre 2015. Ce texte pose le principe selon lequel les fournisseurs d’accès à internet ne peuvent entraver la liberté des utilisateurs dans leur accès et leur contribution à internet. C’est un principe politique fort dont la vocation est de préserver les atouts inhérents à l’architecture d’internet. Une architecture décentralisée dans laquelle les intermédiaires doivent transmettre les données de manière agnostique vis-à-vis de leur contenu ou application.

En tant que régulateur des télécoms, l’Arcep est en France l’autorité chargée d’assurer le respect de ce principe. Elle est en cela le gardien de l’internet ouvert. C’est à ce titre que l’Arcep s’est rendue compte que si les tuyaux (c’est-à-dire les réseaux) fonctionnaient correctement, les robinets (c’est-à-dire les terminaux) eux étaient bouchés.

Mais le Règlement « internet ouvert » ne définit pas d’obligations pouvant être imposées aux fabricants de terminaux, concepteurs d’OS ou magasins d’applications. Le texte du Règlement parle bien de terminal, mais pour dire que les utilisateurs peuvent choisir le terminal de leur choix, quel que soit leur opérateur télécoms[1]. S’il peut exister une ambiguïté à la lecture du texte sur le point de savoir si les utilisateurs doivent pouvoir choisir les contenus et application de leur choix quel que soit leur terminal, il ne définit en tout état de cause aucune obligation opposable ni ne donne aucune compétence aux régulateurs vis-à-vis des fabricants de terminaux, concepteurs d’OS ou magasins d’applications. Aussi le principe cité ci-dessus ne peut être entendu que comme offrant des garanties vis-à-vis des fournisseurs d’accès à internet et non d’autres acteurs.


__________________________________

[1] L’Article 3.1 du Règlement « Internet ouvert » pose un principe selon lequel « Les utilisateurs finals ont le droit d’accéder aux informations et aux contenus et de les diffuser, d’utiliser et de fournir des applications et des services et d’utiliser les équipements terminaux de leur choix. »

Le règlement définit un régime venant s’appliquer uniquement aux fournisseurs d’accès. Le considérant 5 du Règlement précise que :

« Pour accéder à l’internet, les utilisateurs finals devraient être libres de choisir entre différents types d’équipements terminaux tels qu’ils sont définis dans la directive 2008/63/CE de la Commission. Les fournisseurs de services d’accès à l’internet ne devraient pas imposer de restrictions à l’utilisation des équipements terminaux connectés au réseau en plus de celles imposées par les producteurs ou les distributeurs d’équipements terminaux conformèment au droit de l’Union. »

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Quelles sont les solutions envisageables ?

Pour remédier aux différentes restrictions mentionnées plus haut, l’Arcep propose dans son rapport d’étendre certains aspects de la régulation des télécoms aux terminaux.

Une première proposition consiste à élargir le champ d’application du principe d’internet ouvert aux terminaux. Il s’agit de soumettre les terminaux, systèmes d’exploitation, magasins d’applications, assistants vocaux à un principe de liberté de choix au bénéfice des utilisateurs quant aux contenus et applications auxquels ils souhaitent accéder ou contribuer. Ce droit ne serait pas absolu : comme la neutralité du net tolère et encadre ce qu’on appelle la gestion raisonnable de trafic et les services spécialisés, le principe d’ouverture des terminaux permettrait certaines restrictions légitimes et proportionnées, par exemple pour des motifs d’ergonomie ou de sécurité. En pratique, cela pourrait conduire les acteurs concernés à autoriser plusieurs moteurs de recherche à être préinstallés, à permettre aux utilisateurs de désinstaller des applications préinstallées, à fournir une portabilité totale de toutes les données, à donner un accès non discriminatoire aux API des téléphones, etc. D’autres pays se sont d’ailleurs penchés sur la question, comme la Corée du Sud, où une décision réglementaire a permis aux utilisateurs de désinstaller les applications préinstallées.



Ensuite, nous croyons beaucoup, à l’Arcep, en la force du « nudge » (du coup de pouce incitatif) dont un des pères, Richard Thaler, s’est vu attribuer le prix Nobel d’économie en 2017.



Pour reprendre l’expression de Cass Sunstein et Richard Thaler, nous croyons que les autorités publiques ont un rôle à jouer sur l’« architecture du choix ». C’est-à-dire assurer un environnement qui permet à l’utilisateur d’être maître de ses choix, en disposant de l’information qui lui permettra d’atteindre les objectifs qu’il se fixe en tant qu’individu et ceux que la collectivité s’est aussi fixée.

Ainsi, en tant que régulateur, nous devons utiliser le pouvoir de l’information pour permettre aux consommateurs de faire des choix éclairés afin qu’ils orientent le marché vers une direction souhaitable pour chacun comme pour la collectivité. Il est donc important que les régulateurs soient capables de collecter et comparer les informations les plus pertinentes afin de les rendre accessibles au public et de développer, avec les acteurs de l’écosystème et du crowdsourcing, des applications qui guident les utilisateurs dans leur choix en connaissance de cause. Cela vaut pour les réseaux aujourd’hui et devrait aussi être le cas pour les terminaux. L’objectif de cette « régulation par la data » est d’encourager la différenciation et d’inciter les acteurs à mieux faire en donnant au consommateur son plein rôle de sélection et de hiérarchisation des offres du marché, plutôt que de contraindre les acteurs économiques dans un carcan pouvant brider l’innovation ou s’avérer rapidement obsolète.

En parallèle, nous pouvons guider le marché vers plus de fluidité en mettant l’accent sur les initiatives positives mises en place par les acteurs quels qu’ils soient (comme par exemple le développement et le support des Progressive Web Apps, la mise en commun des enregistrements de voix par Mozilla par son projet Common Voice).

Une dernière proposition faite par l’Arcep consiste enfin à créer une procédure de règlement des différends qui fournirait des solutions efficaces dans un court délai aux litiges entre plateformes et développeurs. C’est là un moyen très efficace et éprouvé en droit des télécoms permettant de répondre aux différends entre acteurs tout en respectant la temporalité des marchés numériques.


Pourquoi la décision Android ne suffit-elle pas ?

Le droit de la concurrence constitue une corde de rappel absolument essentielle. Il permet de répondre à des enjeux concurrentiels critiques et de mettre un terme à des abus qui peuvent toucher des centaines de millions d’individus. L’ampleur de l’amende imposée par la Commission dans l’affaire Android en témoigne.

Mais cela ne saurait suffire. Par définition, une décision antitrust ne peut pas dessiner les contours de l’ensemble d’un marché et établir les règles du jeu concurrentiel dans son entièreté et pour l’avenir. Une décision sanctionnant un abus de position dominante ne pourra viser que les pratiques abusives passées ou présentes d’un seul acteur économique ou de deux acteurs en situation de dominance conjointe. Or, il peut y avoir une organisation inefficace du marché sans abus évident, notamment dans le cas des marchés très concentrés ou oligopolistiques.

De plus et c’est une dimension que l’on oublie trop souvent, il peut y avoir des situations de marché où aucun dysfonctionnement concurrentiel n’est constaté sans pour autant que le marché ne réponde à des objectifs d’intérêt général qui dépassent les enjeux concurrentiels. Que l’on pense par exemple au prix unique du livre, qui a favorisé pendant des décennies la diversité et le pluralisme dans le monde de l’édition et des librairies. L’internet ouvert est un de ces objectifs : il postule le caractère essentiel d’internet comme réseau décentralisé, où l’intelligence peut foisonner aux extrémités par l’absence d’autorisation pour s’y connecter ; cela revient à reconnaître internet comme l’infrastructure socle de la société de l’information dont il faut garantir les voies ouvertes du fait des externalités incommensurables et imprévisibles qui en découlent tant en termes économiques que sociétal et démocratique.

Il y a ensuite des remèdes que le droit de la concurrence ne peut pas organiser, comme l’interopérabilité ou la portabilité. Il s’agit de processus qui doivent être organisés sur la durée et requérant un suivi au long cours. De même, le droit à portabilité des données personnelles apportera de nombreuses possibilités à l’utilisateur final mais sans pouvoir assurer une concurrence équitable entre petits et gros. Ce n’est pas la vocation du droit des données personnelles. Sa vocation est d’assurer le contrôle des individus sur leurs données. Ce qui est un objectif ô combien légitime mais autre que celui de l’internet ouvert.

Qui plus est, se pose le problème de la durée. Le calendrier de la décision Android nous montre les limites intrinsèques de l’exercice conduit en droit de la concurrence. Tout comme dans le cas Google shopping et dans n’importe quel cas de concurrence, les délais sont longs.



Ce qui se justifie parfaitement. Comme a insisté la Commissaire européenne à la concurrence, Mme Vestager, lors de sa conférence de presse, il s’agit d’aller au plus vite mais dans les limites du due process. Or s’agissant de cas complexes et nouveaux, touchant à des enjeux technologiques par nature mouvants, tant l’administration de la preuve que les démonstrations économiques et juridiques peuvent être fastidieuses. Sans parler des mémoires, études et expertises dont les multinationales abreuvent la Commission et dont il faut réfuter un à un les arguments. Le temps est d’autant plus un sujet que des décisions si importantes prises sur des cas particuliers et dans une logique de poursuite donnent invariablement lieu à de longs recours devant les juridictions européennes.

A noter que ces contraintes concernent d’ailleurs d’autres procédures en cours au niveau national comme celles menées devant les tribunaux. Si l’on pense par exemple à la procédure initiée par le ministère de l’Économie devant le tribunal de commerce de Paris et visant au prononcé d’une amende de 10 millions d’euros sur le fondement de violations du droit commercial. C’est une action nécessaire et plus que bienvenue, mais qui véhicule avec elle une somme de contraintes fortes imposées à l’ensemble des protagonistes et qui advient par ailleurs après plusieurs années d’enquête.

Or le temps devient un paramètre indépassable de l’économie actuelle. L’accélération des rythmes d’innovation est foudroyante, les vagues technologiques et l’èmergence de nouveaux modèles d’affaire se succédant sans relâche. Du fait de la durée de ses procédures, le droit ex post devient peu à peu, pour le numérique, un droit post mortem, certes indispensable mais qui ne peut ni prévenir ni arrêter à temps certains dysfonctionnements de marché.

Cette situation appelle à la réflexion et à l’exploration de nouvelles pistes, dont celle de la régulation ex ante.

La régulation économique ex ante n’existe malheureusement pas pour les terminaux (hormis d’autres formes d’encadrement non économique par nature telles que le droit des données personnelles). Pourtant, un cadre ex ante (quand bien même se limiterait-il à la protection de la liberté de choix, à de la collecte et publication d’informations ou à une procédure de règlement des différends pour les développeurs comme le propose l’Arcep) a l’avantage de créer un espace de dialogue entre les acteurs d’une part et le régulateur d’autre part. Et ce en amont d’une procédure de sanction.

Ce cadre de dialogue permanent permet un aiguillage en amont et évite les situations de fait. Il permet un ajustement continu pour faire face aux développements du marché et des technologies. A contrario, la stratégie du dialogue avec Google mise en place par l’ancien commissaire européen Joaquin Almunia ne pouvait structurellement pas fonctionner, parce que le droit de la concurrence n’offre pas les outils pour construire un cadre global et robuste aux évolutions. Il n’offre d’abord un cadre propice à la poursuite, même si ses outils se sont enrichis avec les procédures d’engagement et de transaction.

En jouant un rôle d’accompagnateur, d’interlocuteur et d’arbitre, l’autorité publique peut offrir à l’ensemble des acteurs une meilleure prévisibilité que les seuls droits ex post. Ce qui permet de sécuriser les initiatives privées et de libérer l’investissement et l’innovation.

Enfin, sur la base du droit ex ante, des procédures de résolution rapide des litiges peuvent aussi être créées. Par exemple dans le secteur des télécoms, c’est la connaissance fine du secteur et l’accompagnement régulier qui permettent de résoudre des litiges parfois très lourds en quatre mois. Et il ne s’agit pas d’une simple médiation : ces procédures ont l’autorité de la chose décidée.

vivien

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Et l’innovation dans tout ça ?

C’est justement l’innovation qui appelle à une action sur les terminaux. L’objectif n’est autre que de préserver l’élan apporté par internet, au fur et à mesure que nos terminaux évoluent.

En tant qu’utilisateur comme autorité publique, nous ne pouvons que nous réjouir de la vague d’innovation qu’ont apportée avec elles les entreprises développant les smartphones, OS et magasins d’applications. Rarement nous avons vu autant d’applications différentes, d’idées et initiatives éclore en si peu de temps.

Nécessairement, la question se pose de la préservation de la capacité à innover des grandes entreprises qui ont conquis le marché des smartphones. Cette capacité à innover tient pour une large part à la possibilité pour ces entreprises de monétiser leurs innovations. Si Google par exemple ne peut pas monétiser ses innovations correctement, il arrêtera d’innover. Or Google porte peut-être autant d’innovations que d’autres entreprises.

L’enjeu est de préserver la capacité d’innovation de chacun, qu’ils soient parmi les plus grands ou les plus petits, en place ou nouvel entrant. Et nous croyons que cet équilibre vertueux a besoin d’un gardien vigilant. L’enjeu est structurel s’agissant des terminaux, car les innovations les concernant vont aller dans le sens d’un plus grand confort pour les utilisateurs, se traduisant par un contrôle croissant d’internet par les acteurs des terminaux, comme expliqué plus haut. Parce que l’architecture d’internet laisse l’intelligence foisonner aux extrémités, elle charrie avec elle le risque que cette intelligence soit captée ou biaisée par les équipements qui assurent la connexion des individus et des entreprises à ces extrémités, au profit des acteurs qui les contrôlent. C’est pourquoi l’Arcep parle de « chaînon manquant de l’internet ouvert » : la neutralité du net s’appliquant seulement aux réseaux et non aux terminaux est un concept incomplet, dont la portée risque de décliner avec la sophistication des terminaux, notamment avec l’avènement des assistants vocaux et des enceintes connectées.

Veiller à ce que l’innovation des uns ne se fasse pas au détriment de celles des autres : voilà l’enjeu cardinal.

La concurrence est le mécanisme central qui devrait permettre à cet équilibre de se trouver de manière dynamique. C’est pourquoi l’Arcep insiste dans ses propositions sur les mesures tendant à renforcer la fluidité sur le marché des terminaux. Pour autant, il faut se rendre à l’évidence : les effets de réseaux sont très forts, notamment les effets croisés des magasins d’application, et les barrières à l’entrée sont très élevées, notamment dans l’innovation technologique comme l’illustrent les batailles de brevets. Et ces obstacles au bon fonctionnement du marché vont aller croissants avec l’intelligence artificielle eu égard au rôle que jouent les données pour l’efficacité des algorithmes. Sur les marchés des terminaux, nous ne pourrons assister qu’à des effets de domination massifs sans rééquilibrage apporté par la régulation ex ante.

Étant par ailleurs rappelé que l’Arcep ne propose pas l’instauration d’un principe de neutralité absolue des terminaux. Lorsqu’elle constate qu’il existe certaines limitations mises en place par les concepteurs d’OS par exemple, l’Arcep est bien consciente que certaines sont légitimes et peuvent se justifier par des raisons d’ergonomie, de sécurité ou du fait de l’absence de standard pour certaines innovations. En revanche, comme évoqué plus haut, d’autres restreignent l’accès à internet et à sa richesse sans contrepartie pour l’internaute, et ce sont ces limites qui sont visées par l’Arcep.

C’est là que les régulateurs ont un rôle à jouer, pour définir le juste équilibre, à même d’assurer la libre diffusion des inventions dans la société et donc contribuer au cycle de l’innovation. Le principe d’un accès libre et ouvert à internet peut être vu comme de ces principes qui garantissent la diffusion d’inventions dans la société et partant assurent l’innovation.


N’est-il pas trop tard pour réguler les smartphones et trop tôt pour réguler les assistants vocaux ?

La réflexion de l’Arcep n’est pas focalisée sur un terminal en particulier. Ce qui est dit est qu’il faut commencer par poser des principes généraux ensuite procéder à leur application au fil de l’eau, avec une éventuelle différenciation par type de terminal si les problèmes posés et leur degré de maturité sont différents.

Ce qui compte, c’est bien d’afficher une ligne claire qui offre prévisibilité et sécurité aux acteurs économiques, quels qu’ils soient. Et si pour les assistants vocaux, cette ligne et ces principes conduisent à qu’ils s’organisent naturellement autour d’un cadre de « liberté de choix by design », ce sera tant mieux.

Par ailleurs, le caractère ciselé et flexible des propositions de l’Arcep ainsi que le risque élevé d’un marché oligopolistique des assistants vocaux, nous laissent penser que l’on n’interviendra jamais trop tôt ; que créer cet espace de dialogue que seul offre la régulation ex ante est sans doute même urgent. A l’inverse, il n’est jamais trop tard pour agir en faveur de la défense du libre arbitre des utilisateurs. Surtout si l’on pense que les smartphones ont encore un très grand avenir devant eux en complèment des assistants vocaux. Et d’autant plus lorsque l’on observe que c’est toute l’économie qui va s’organiser autour de nos points d’accès aux contenus en ligne.

En février, j’écrivais que « lorsque nous choisissons notre téléphone, nous subissons son système d’exploitation (iOS, Android ou hier Windows). Et à partir de là, nous nous engageons sur un chemin potentiellement fléché, que l’on choisisse un restaurant, une marque de lessive ou un film au cinéma. » Je décrivais une réalité teintée notamment par l’arrivée sur le marché d’une enceinte connectée n’accueillant qu’un service de musique. Et quelque part, cette réalité d’alors (d’il y a quelques mois seulement) était en deçà de celle que nous connaissons aujourd’hui, moins de six mois après.

On ne pouvait pas forcèment imaginer que si vite des distributeurs de l’agroalimentaire et des grands médias allaient s’allier avec les fabricants des assistants vocaux. Ce que l’on écrivait était quelque part bien en-deçà des partenariats déjà en préparation. Et nul ne sait, hormis les acteurs du secteur eux-mêmes, ce qui est en cours d’élaboration. C’est une asymétrie d’information à laquelle nous sommes naturellement confrontés en tant que régulateur et que nous avons appris à réduire lorsque nous disposons d’outils adaptés.

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L’Arcep ne sort-elle pas de son champ de compétence ?

Nous ne sommes pas compétents pour imposer les obligations ou créer les principes que nous estimons nécessaires d’appliquer aux terminaux. Jamais nous n’avons prétendu avoir de telles compétences. C’est précisèment la raison pour laquelle nous avons produit un rapport complet, après près de deux ans de travail. Les terminaux sont de ces questions qui tombent un peu dans un trou et dont personne ne peut ou ne veut s’occuper en plein.

En parallèle de quoi, les terminaux ne sont pas étrangers à l’Arcep, laquelle est aussi une des autorités les plus familières de l’écosystème numérique et des marchés à vocation concurrentielle animés par des effets de réseau. Cela est d’autant plus vrai que les terminaux sont aussi cet outil indispensable pour accéder à internet et que nous sommes les gardiens de l’internet ouvert depuis l’adoption du Règlement de 2015. Et protéger l’accès à un internet ouvert sans pouvoir agir sur les premières entraves rencontrées par l’utilisateur final nous a pour le moins alerté.

Enfin, l’Arcep a un rôle d’expert reconnu par la loi auprès du Parlement et du Gouvernement. Il est de nos missions générales d’alerter les institutions sur les problèmes que nous rencontrons. Nous ne le faisons pas à tout bout de champ et choisissons nos combats : après un travail en 2015–2016 sur l’internet des objets, nous nous sommes concentrés en 2016–2018 sur les terminaux. Ce n’est pas un sujet sorti de notre chapeau mais issu de la consultation publique menée en 2015 dans le cadre de notre revue stratégique : ainsi l’enjeu des terminaux ouverts est-il l’un des douze chantiers prioritaires de notre feuille de route établie début 2016 à l’issue de ce processus. Le rapport a d’ailleurs reçu un accueil très favorable de la part de nombreuses autorités nationales, européennes et internationales.

Qu’on se le dise, l’Autorité entend continuer à jouer son rôle de conseil et d’interpellation sur les thématiques qui le méritent. A l’occasion de la publication de notre programme de travail sur la 5G, nous avons ainsi indiqué avoir retenu comme thème d’exploration pour les 12 à 24 prochains mois celui des réseaux du futur.


N’avez-vous pas mieux à faire, comme résorber les problèmes de connectivité sur le territoire, en régulant la fibre par exemple ?

L’ensemble de ces actions ne sont pas incompatibles, au contraire ! Pour bien réguler l’accès aux réseaux, il faut avoir une vue très claire sur les tenants et les aboutissants de cette connectivité. Notre travail, avec différentes missions et compétences tout au long de la chaîne, s’étend des tranchées accueillant la fibre jusqu’à l’accès aux services en ligne par les utilisateurs. Nous le revendiquons et pensons les différentes formes d’accès comme un tout.


Votre but n’est-il pas de vous en prendre à des entreprises américaines et en particulier de réguler les GAFA ?

Notre démarche n’est pas tournée à l’encontre de certaines entreprises en particulier mais en faveur de toutes les entreprises potentiellement porteuses d’innovation.

Notre rôle en tant que régulateur est de s’assurer de la préservation d’un espace de libre innovation. En cela, notre action est tournée vers n’importe quelle entreprise bridant l’accès au bien commun qu’est internet visant à se transformer en arbitre des innovations. Ces principes, nous les portons en tant que régulateur des télécoms et pensons qu’il est nécessaire de les affirmer sur le marché des terminaux.



Il se trouve que les géants du net sont, pour certains d’entre eux en tous cas, aux premières loges des développements que nous analysons. Ce n’est sans doute pas un hasard : comme l’a dit très nettement la commissaire Vestager citant Google, Android fait partie de sa stratégie d’expansion. Les thèmes sont donc liés mais notre prisme est bien celui des terminaux et de l’accès à un internet ouvert.

Quant à la nationalité des entreprises en cause, il s’agit là d’un fait auquel nous ne portons aucune considération. Le reproche de l’ « anti-américanisme » est aussi fait par certains à la Commission. Notre position dépend des positions et structures de marché et non de la nationalité des entreprises qui y sont actives. Le problème serait exactement le même qu’il s’agisse de BATX ou de quelconque entreprise européenne.


Est-il crédible de réguler à la seule échelle française ?

Oui tout à fait. Il y a de nombreux exemples d’affaires qui ont porté au-delà des frontières en ayant été traitées au sein d’un Etat. Que l’on pense à la première affaire Yahoo ! sur la vente des objets nazis qui, de facto si ce n’est de droit, a bien eu des répercussions internationales. Que l’on pense à l’affaire Booking traitée par des autorités nationales de concurrence, de manière coordonnée cette fois, et qui a obligé des changements de comportements de la part de Booking à l’échelle européenne. Que l’on pense encore aux affaires sur le droit à l’oubli conduites par certaines autorités de protection des données. Des décisions nationales ont là aussi pris une dimension internationale.

Si on me prête cette comparaison sportive, je dirais que c’est comme au judo, il faut se servir de la force de l’autre : les services en cause sont internationaux, ils s’appuient sur un réseau sans territorialité. Les décisions adoptées en un point précis du réseau sont imprégnées de cette extraterritorialité.

Cela a néanmoins des limites lorsque l’on touche aux terminaux qui ont une dimension matérielle forte. La décision coréenne obligeant à autoriser la désinstallation des applications préinstallées en est un exemple : elle s’est arrêtée aux frontières de la Corée du Sud. Pour autant elle n’en reste pas moins effective en Corée du Sud et n’en est donc pas moins crédible.

Le problème n’est donc pas tant un problème de crédibilité. Il ne faut pas sous-estimer la portée des droits nationaux. Au contraire. Et c’est précisèment parce que les décisions nationales ont des portées extraterritoriales que nous avons besoin de l’Europe pour assurer une cohérence d’ensemble. Une des vertus des décisions européennes réside dans le fait qu’elles auraient un impact supérieur. C’est cette primauté des décisions européennes sur l’ensemble des décisions nationales qui les rend utiles voire nécessaires.



Qui plus est, l’Union européenne n’est pas inactive. Elle conduit des initiatives comme la proposition de règlement Platform to Business. Cette proposition de règlement en cours d’examen laisse notamment entrevoir l’introduction à l’échelle européenne d’obligations de transparence sur le traitement des informations traitées par les plateformes.

On peut d’ailleurs espérer que les idées avancées au niveau national infusent le débat législatif européen. A ce titre, il doit être observé que la première proposition de l’Arcep est d’étendre aux terminaux le champ matériel du principe européen d’accès libre et non discriminatoire à internet.

Mais l’Europe ne peut pas tout. Le temps de la décision et la diversité des points de vue constituent un handicap. Les législateurs nationaux ont de nombreuses marges de manœuvres que le droit européen leur laisse sciemment. C’est l’esprit du droit européen qui se diffuse dans les droits nationaux. L’amendement dit « Bothorel » en est un exemple en ce qu’il décline la notion de consentement libre au cas particulier du consentement donné à un OS. Il est à voir quel impact sera celui d’un tel amendement, mais nous aurions tort de nous priver a priori de ce type d’initiative.


Source : Sébastien Soriano dans Medium.com, le 20 juillet 2018

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La bande dessinée présentant le rapport de l’Arcep : “Smartphones, tablettes, assistants vocaux…Les terminaux, maillon faible de l’internet ouvert”





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Hugues

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Mais qu'est-ce que l'arcep à a f... là dedans serieux. Pourrait pas réguler correctement le marché B2B et B2C au lieu de partir sur des trucs sans aucun sens ?

vivien

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La neutralité de bout en bout cela fait sens : aujourd'hui les opérateurs ont des obligation de neutralité, mais pas le bout de la chaîne.

Apple à montré un très mauvais chemin. Comme il n'est pas dominant, il n'est pas inquiété.

Hugues

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Certes, mais il y'a des priorités, et clairement, là on sort des compétences de l'arcep. On est nombreux a péter un câble en voyant ce genre d'actions mais rien pour le bitstream FTTH. L'ARCEP préfere faire les yeux doux à KOSC...

vivien

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Là, Sébastien Soriano cherche à ce que le législateur lui donne ces nouvelles compétences.

Pour le bitstream FTTH, c'est politique et complètement hors sujet. Peut-être en parler sur Offre bitstream FTTH Bouygues Telecom. Kosc ne sera pas en monopole pour proposer du bitstream FTTH en zone d'initiative privée. Il se dit que Bouygues Telecom arrive avec des prix cassés, face aux offres actuelles.

Marco POLO

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Mais qu'est-ce que l'arcep à a f... là dedans serieux. Pourrait pas réguler correctement le marché B2B et B2C au lieu de partir sur des trucs sans aucun sens ?
Bien au contraire, c'est bien là son rôle ! 

Hugues

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Sébastien Soriano : Comment Android a pris le pouvoir et comment lui reprendre
« Réponse #10 le: 23 juillet 2018 à 23:09:22 »
Ah pardon, j'ai affaire ici à un expert !

Nico

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Sébastien Soriano : Comment Android a pris le pouvoir et comment lui reprendre
« Réponse #11 le: 23 juillet 2018 à 23:11:25 »
Ah pardon, j'ai affaire ici à un expert !
Qui nous gratifie d'un argumentaire très poussé.