Pour la fibre en Guyane, un prix à très haut débit
Orange a obtenu une délégation de service public pour le déploiement du très haut débit dans douze communes du littoral guyanais. Le contrat, qui mobilisera plus de 120 millions d’euros de fonds publics, pose de nombreuses questions. Un opérateur concurrent a saisi la justice.
CayenneCayenne (Guyane).– Des réseaux internet instables aux portes de Cayenne. Des débits exaspérants de lenteur. Des familles qui préfèrent souscrire auprès d’opérateurs surinamais plus fiables. Mais des forfaits bien plus chers qu’ailleurs en France.
La défaillance des réseaux et débits internet est un sujet d’exaspération auprès d’une grande partie de la population guyanaise, touchée au-delà des habituels gradients de discrimination.
C’est dans ce contexte que l’ancien président de l’Assemblée de Guyane, Rodolphe Alexandre, avait fait du « désenclavement » numérique l’une de ses promesses de campagne depuis 2010, répondant aussi aux incitations européennes et nationales d’un interventionnisme public au profit des opérateurs télécoms et de la numérisation du quotidien.
Est-il allé trop loin en signant avec le groupe Orange, quelques semaines avant les élections régionales et territoriales de 2021, une délégation de service public (DSP) de 25 ans ? Celle-ci prévoit la pose, l’exploitation et la commercialisation de la fibre dans douze communes du littoral et implique entre 121 et 173 millions d’euros de subventions publiques.
Deux figures du Conseil économique social environnemental de la culture et de l’éducation (Cesece) de Guyane se sont alarmées, en octobre 2021, des effets budgétaires pour la collectivité territoriale de cette concession, adoptée à l’unanimité à la fin de la mandature 2015-2021.
Dans un courrier daté d’octobre 2021 que nous rendons public (https://www.guyaweb.com/assets/lettre-Cesece-octobre-2021-GServille-scaled.jpg), la présidente du Cesece, Ariane Fleurival, et le président de la commission « développement économique », Didier Magnan, demandent au nouveau président de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG), Gabriel Serville, qui a défait Alexandre en 2021, de « revoir » sans tarder la DSP, car elle entraînerait un surinvestissement public.
« Vous avez la possibilité de faire beaucoup mieux », écrivent ces deux personnalités qui estiment que les fonds mobilisés (État, Europe, Région) pour cette opération pourraient être quasiment divisés par deux en cinq ans. Six mois plus tôt, ce même Cesece avait cependant voté en faveur de la DSP.
Mi-mars 2022, un opérateur de télécommunications, Guyacom, a de son côté attaqué la CTG en justice, réclamant l’annulation du contrat conclu avec Orange. L’opérateur, questionné par Guyaweb, estime que le code général des collectivités territoriales n’a pas été respecté, car l’exécutif territorial aurait eu « l’obligation de vérifier l’existence d’une initiative privée » avant d’enclencher un dispositif public pour le très haut débit.
Guyacom est déjà propriétaire (https://www.guyaweb.com/actualites/news/economie/guyacom-a-lassaut-de-la-fibre-optique/) depuis 2013-2014 d’une « autoroute » très haut débit qui parcourt le littoral, et cette infrastructure « est à mille lieues » d’être « saturée », fait valoir auprès de Guyaweb Philip Van Den Bossche, son directeur général.
Par ailleurs, sur le littoral ouest, Orange est aussi propriétaire d’une dorsale fibrée. Nonobstant, Yana Fibre, la filiale détenue par Orange concessions et créée pour la pose de la fibre en Guyane, va construire dans le cadre de la DSP une nouvelle autoroute numérique de 500 kilomètres, parallèle aux deux infrastructures existantes, et d’où seront interconnectés les futurs réseaux des bourgs et lieux-dits.
D’après nos recherches, l’existence de la dorsale Guyacom avait fait l’objet d’un échange écrit entre Orange et la collectivité au cours des « négociations » avant signature, l’opérateur national indiquant à l’administration qu’il était possible de « réduire le projet aux seuls tronçons sans solution ».
Dans un courrier envoyé en janvier 2021 à Rodolphe Alexandre, Cyril Luneau, le directeur des relations avec les collectivités locales chez Orange, listait d’ailleurs comme l’un des « points forts » de sa proposition « une réutilisation maximale des infrastructures existantes ».
Ce sera chose faite pour une partie des infrastructures d’Orange Guyane-Caraïbe le long du littoral et sur le gros secteur de Saint-Laurent-du-Maroni, où la main sera laissée à la Splang, cette société publique peu transparente qui pilote la politique numérique territoriale tout en étant opératrice télécoms et dont le capital est détenu majoritairement par la CTG.
Interrogé sur cette redondance, l’avocat parisien Frédéric Destal (https://www.degaullefleurance.com/fibre-satellite-de-gaulle-fleurance-associes-a-accompagne-la-guyane-pour-deux-delegations-de-service-public/), « conseiller juridique » de premier plan de l’exécutif régional depuis vingt ans malgré les alternances politiques, justifie ce choix : à l’ouest, explique-t-il, l’actuelle dorsale très haut débit d’Orange est « en fin de vie et saturée » ; quant à l’est, la « qualité » de l’infrastructure Guyacom ne serait pas à la hauteur. Le conseiller juridique bat par ailleurs en brèche l’argument d’obligation de carence d’initiative privée spontanée qui, selon lui, ne s’applique pas dans le cadre de contrats signés avec « des opérateurs d’opérateurs ».
Enfin, l’avocat affirme que la CTG « impose » bel et bien au délégataire « la réutilisation maximale des infrastructures existantes », mais que « l’offre économique » apportée par Guyacom « ne permet[trait] pas l’équilibre de la DSP et l’égalité de traitement des clients et opérateurs ».
Cela étant, lorsqu’en juin 2019 (https://www.guyaweb.com/assets/deliberation-AP-juin-2019-DSP-RIP-FttH.pdf) les élu·es siégeant à la commission permanente de la CTG avaient donné le premier feu vert pour le déploiement de la fibre, il ne leur avait été nullement fait mention de la construction d’une dorsale dans l’est, mais uniquement dans l’ouest : entre Kourou et Saint-Laurent-du-Maroni (voir page 5 du présent rapport).
Questionné, le directeur de Yana Fibre, Christophe Sergues, n’a pas souhaité commenter ce cas de redondance : « Je fais ce que me demande la CTG. L’est est couvert par la fibre optique [Guyacom – ndlr] mais la problématique c’est que cette fibre n’est pas très fiable et je pense que la collectivité l’a analysé comme ça aussi. » Guyacom, de son côté, affirme que son infrastructure tient la route.
Par ailleurs, depuis 2017, Guyacom proposait le déploiement sur fonds 100 % privés d’une autoroute numérique très haut débit dans l’ouest. Comme nous l’avons vérifié, le projet avait fait l’objet d’échanges en 2017 avec la collectivité après que celle-ci eut lancé un appel à manifestation d’intérêt (AMI) dans le cadre du plan France très haut débit (https://www.gouvernement.fr/action/le-plan-france-tres-haut-debit) pour la construction d’une dorsale en fibre optique entre Cayenne et Saint-Laurent, c’est-à-dire dans l’ouest. Ce plan national devait permettre de distinguer les zones investies ou fuies par les opérateurs privés.
« Lors de l’audition, notre offre a été discutée en grand détail avec la CTG, raconte le directeur général de Guyacom. Tout à la fin, Frédéric Destal m’a posé la question suivante : “Donc vous n’avez pas de demande de subventions publiques ?” Je lui ai répondu : “Non, ça sera plus simple de faire sans.” Je pense que je n’aurais pas pu être plus clair : non, je veux pas de votre argent. Ça c’était en novembre 2017. »
Le projet sera à nouveau mis sur la table en décembre 2018 au cours d’une audition par la commission régionale de stratégie numérique portant sur la même thématique, co-présidée par le préfet de région et Rodolphe Alexandre, avant de disparaître des débats.
Dans certains secteurs, « 5 600 euros » en moyenne par logement
Concernant le montage financier de la DSP, d’après plusieurs documents que nous nous sommes procurés, la collectivité et Orange étaient tombés d’accord lors des négociations pour que les investissements des cinq premières années annoncés par Orange soient très majoritairement portés par les fonds publics : à 87 %. Ce soutien était jugé comme essentiel « pour le succès commercial du projet » afin « de maintenir des tarifs de gros [auprès des fournisseurs d’accès à internet – ndlr] raisonnables », affirmait Orange en janvier 2021 dans une note « confidentielle » adressée à la CTG.
Car selon l’opérateur, le coût moyen par logement pour le rendre raccordable à la fibre s’élèvera à « plus de 3 300 euros ».
C’est « exorbitant », ont réagi les deux élus du Cesece. Ce coût est en effet bien supérieur au référentiel national établi par la mission très haut débit citée en 2015 par une commission sénatoriale, avec une moyenne à « 1 100 euros » et des dépassements récurrents au-dessus des « 2 000 euros ». « On est en Guyane, se défend le directeur général de Yana Fibre, Christophe Sergues. Pour aller raccorder des clients on va très loin et on crée beaucoup de génie civil. »
Néanmoins, d’après nos recherches, les coûts annoncés sont aussi nettement supérieurs au référentiel établi en 2012 par Tactis, bureau d’études parisien régulièrement sollicité pour l’élaboration du schéma local d’aménagement numérique. À la demande du conseil régional, alors présidé par Rodolphe Alexandre, les consultants avaient estimé le coût moyen à la prise à 1 133 euros, soit le tiers des coûts annoncés par Orange.
« Il faut comprendre que ça coûte vraiment très cher quand on tire des réseaux, témoigne Eve Riboud, directrice générale de Dauphin Telecom, fournisseur d’accès internet, que nous avons sollicitée. Sans excuser un prix qui en affichage peut paraître très cher, il y a des détails dans les marchés qui ne sont pas des équations simples et qui peuvent doubler le marché. »
Pour un bon connaisseur du secteur des télécoms qui a accepté de nous répondre de façon anonyme, il n’y a là « rien de choquant. C’est la réalité de notre département ».
Pour Frédéric Destal, 3 300 euros en moyenne n’est pas un coût « arbitraire », « c’est le candidat qui l’a proposé et il a été négocié, discuté et d’un commun accord fixé à ce niveau-là, car la CTG a estimé que le coût est homogène et rationnel. Il faut faire du génie civil et ce génie civil coûte très cher à raison des distances ».
En 2018, six ans après son premier référentiel, Tactis fournissait une nouvelle étude budgétaire, non rendue publique dans son intégralité. Selon nos calculs, le coût moyen à l’unité était alors établi à 3 192 euros. Soit un prix quasi similaire à celui finalement retenu par la collectivité. Cependant, Tactis estimait un « besoin en subvention publique » de l’ordre de « 93,8 M€ », soit un montant bien moindre que celui finalement accordé par la CTG à Orange.
Pour Christine Chung, directrice financière de Guyacom, le « business plan d’Orange fait “artificiellement” apparaître un risque d’exploitation pour justifier le versement d’une subvention de plus de 120 M€ » par une « sous-évaluation de leurs recettes et par une sur-évaluation de ses investissements ».
En mai dernier, nous avons aussi découvert que la CTG avait bloqué l’accès libre à l’ensemble de son registre en ligne des délibérations. Au 16 juillet, l’accès à ce registre (https://www.ctguyane.fr/deliberations/) était toujours empêché, constituant une sérieuse atteinte à la transparence de la politique territoriale.
Face à nos questions, l’avocat Frédéric Destal a reconnu que dans l’intégralité du contrat tel que signé, les délibérations et annexes « ont été retirées car [elles] ont été mi[ses] en ligne de façon abusive parce qu’[elles] n’ont pas été occultées sur l’équilibre commercial et économique ».
Mais ce que Frédéric Destal et Yana Fibre disent du bout des lèvres, c’est que les investissements ne sont pas seulement fonction des distances. Le réseau est aussi taillé pour pouvoir rendre raccordables les très nombreuses habitations illégales au « fur et à mesure de leur légalisation » par les mairies. Cette possibilité maintenue à bas bruit fait actuellement l’objet de discussions politiques et revêt un intérêt financier de taille pour Orange et les fournisseurs d’accès à internet, à hauteur de 23 000 abonnements supplémentaires potentiels.
Par exemple, selon un document confidentiel d’Orange, le coût moyen à la prise explose à 5 600 € dans un secteur proche de Cayenne : à Macouria, Montsinéry et Roura, là où les logements illégaux repérés sont supérieurs en nombre aux habitations légales. Cette pleine intégration des habitations construites sans autorisation d’urbanisme ainsi que la prise en compte de « logements additionnels » pourraient déboucher sur la mobilisation de fonds publics à une hauteur maximale de 173 millions d’euros.
Source : Mediapart (https://www.mediapart.fr/journal/economie/270722/pour-la-fibre-en-guyane-un-prix-tres-haut-debit)